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Le miracle d'un vol en apesanteur

Onze étudiants suisses ont réalisé des expériences dans des conditions impossibles à obtenir sur Terre en flottant, libérés de tout poids.

Mission accomplie! Onze étudiants suisses viennent de vivre l'expérience de leur vie, en volant en apesanteur à bord d'un Airbus A300 affrété par l'Agence spatiale européenne (ESA) et spécialement aménagé par la société française Novespace. A leur demande, un envoyé spécial du Temps les accompagnait, et je faisais partie de ce voyage extraordinaire dont Jules Verne et Tintin m'avaient fait rêver il y a bien longtemps, et que je croyais alors inaccessible. Au total, près de 120 étudiants européens, répartis en trente équipes, ont été sélectionnés par l'ESA et ont volé pendant quinze jours en juillet pour accompagner les expériences scientifiques qu'ils avaient eux-mêmes conçues et construites (LT du 18.07.2005).

Mardi matin, aéroport de Bordeaux-Mérignac. Les étudiants sont fébriles et impatients à la perspective d'enfin travailler sur leurs expériences dans des conditions inconnues sur Terre… et de se faire plaisir en flottant librement dans la cabine. La moitié de chaque équipe décolle dans quelques instants, l'autre le fera demain. S'il y a de l'anxiété, elle est bien dissimulée sous les plaisanteries et la joie de vivre un moment inoubliable.

Nous faisons la queue pour recevoir du médecin de bord le comprimé de scopolamine qui devrait nous empêcher d'être malades. Il sera efficace: un seul passager utilisera les sacs en papier dont on nous a expliqué le maniement avec humour lors du briefing de sécurité. La météo est mauvaise sur le secteur de l'Atlantique prévu pour nos montagnes russes. Changement de programme. Direction la Méditerranée, au large de la Corse, où les turbulences compliqueront tout de même la tâche des deux pilotes de l'avion.

Après une petite heure de vol, les choses sérieuses commencent. Dans la cabine capitonnée de blanc, une trentaine d'étudiants s'affairent autour de quinze appareillages plus ou moins complexes pour les derniers réglages et les branchements. Au haut-parleur, le compte à rebours s'égrène, puis lance: «Pull up!» Pour s'affranchir de la pesanteur terrestre, les pilotes cabrent l'Airbus, qui se rue vers le ciel à plein gaz, selon un angle de 47° (un décollage normal ne dépasse pas 18°). Je suis écrasé par mon poids, qui double en quelques secondes, ma circulation sanguine a du mal à suivre, des picotements m'envahissent. De 1 g, la force de gravitation sur Terre, nous passons à 1,8 g; bouger un bras devient fastidieux, soulever un pied pour marcher tient presque de l'exploit.

Mais soudain, c'est le miracle du 0 g. «Injection!»: les pilotes réduisent les moteurs au maximum et injectent l'avion dans sa trajectoire parabolique. L'Airbus ne vole plus: ralenti à 370 km/h, il n'en est plus capable. «Il tombe, et vous serez dedans», nous a-t-on plaisamment avertis avant le vol. En fait, il se comporte comme un caillou que vous lancez en l'air: il est en chute libre, même s'il monte encore pendant quelques secondes, grâce à l'impulsion initiale. Dans la cabine, les exclamations, les cris de joie retentissent. Nous ne pesons plus rien. Un étrange sentiment de liberté totale nous envahit. Mon corps bouge librement sans souci de verticalité, je suis presque couché et je monte lentement jusqu'au plafond. Un petit coup de doigt sur la paroi et je repars plus vite que je le voulais dans l'autre sens. Attention, les secondes passent, il ne faudrait pas me retrouver au-dessus d'une expérience et retomber dessus lorsque la gravité reviendra. Je sais bien qu'il est inutile de «nager» en agitant les bras et les jambes, nous ne sommes pas dans l'eau. Mais c'est un réflexe presque automatique, qu'il faudra contrôler au fil des paraboles.

Je m'accroche à un filet et tente difficilement de remettre mes pieds dans la bonne direction. «Pull out!» averti le haut-parleur, et je retombe brusquement, de tout le poids de mes 150 kg temporaires. Nouvel écrasement pendant que le pilote remet les gaz pour sortir de la parabole et se remettre en vol horizontal. La phase de microgravité a duré une vingtaine de secondes, pendant lesquelles les étudiants n'ont pas chômé: le temps est à la fois assez long pour permettre d'éprouver ces sensations hors du commun, mais très court quand on se concentre sur son expérience.

Et c'est reparti pour la deuxième parabole. Il y en aura trente au total, soit une durée cumulée de dix minutes en microgravité. L'ambiance est détendue et joyeuse, mais sérieuse et concentrée aussi: la plupart des expériences embarquées seront des réussites, totales ou partielles. Les étudiants passent dans le cockpit pour visualiser la plongée vertigineuse vers la mer, ou s'adonnent le temps d'une ou deux paraboles au «vol libre» dans un espace protégé. Comme eux, je déploie mes «ailes» pour planer, ou fais des pirouettes replié en fœtus, sous l'impulsion d'un membre d'équipage chevronné qui me fait tournoyer et veille à ce que je ne me retrouve pas la tête en bas au mauvais moment.

Bien trop tôt, c'est le retour sur terre. Les équipes tirent un premier bilan pour affiner ou réorienter leur programme du lendemain. Côté suisse, ça va pas trop mal.

Les membres de l'équipe Flash and Splash, de l'EPFL, qui tentaient d'observer le phénomène de cavitation dans une bulle d'eau en apesanteur, jubilent en visionnant sur leur ordinateur les films qu'ils ont pris à bord. On y voit bien dans la bulle la cavité provoquée par une forte décharge électrique imploser, puis projeter deux microjets d'eau dans deux directions opposées. C'est une vraie première, ce phénomène, qui est responsable de l'érosion des turbines de barrages ou des hélices de bateaux, n'a jamais pu être observé sur Terre dans son intégralité, en raison de la pesanteur. Trop impatient, le responsable du groupe cavitation au Laboratoire de machines hydrauliques de l'EPFL s'est déplacé à Bordeaux, et il ne se lasse pas de regarder, encore et encore, le phénomène sur l'écran: «Je suis en train de découvrir quelque chose que je n'ai jamais vu, s'exclame Mohamed Farhat, tout excité, en découvrant le deuxième microjet connu en théorie, mais invisible sur Terre. Il est absolument impossible d'en rester là, il y a tout un travail de dépouillement qu'il faut exploiter!» Le groupe décide de modifier les paramètres pour tenter d'aller plus loin le lendemain. Pari réussi: «En doublant la vitesse de la caméra, de 12 500 images par seconde à 24 000, nous sommes parvenus à visualiser l'onde de choc provoquée par l'implosion de la cavité, conclura Danail Obreschkow à l'issue du deuxième vol. Et grâce à une plus haute résolution, nous avons découvert l'apparition d'une multitude de minuscules cavités après l'implosion primordiale, ce qui est totalement inattendu.»

La deuxième équipe de l'EPFL, Colibri, a eu plus de difficultés, et a dû réviser ses objectifs à la baisse: son robot volant autonome a bien pu tourner sur lui-même et opérer des translations, des déplacements latéraux, mais la précision des paraboles et la stabilité de la microgravité n'étaient pas toujours suffisantes, et le contrôle du robot n'était pas assez rapide pour faire les corrections nécessaires. Mais quantité de données ont été accumulées et profiteront sans doute à une prochaine expérience du Laboratoire de systèmes autonomes de l'EPFL.

Enfin Zero G-nius, l'équipe d'étudiants en psychologie des Universités de Zurich et Fribourg, avait un appareillage assez simple et tout a bien fonctionné: il s'agissait de détecter les modifications éventuelles du processus d'identification des émotions du visage en condition de microgravité, puisqu'il semble de plus en plus certain que le système vestibulaire de l'oreille interne joue un rôle dans ce processus visuel, et que ce système vestibulaire perd ses repères en apesanteur. Il faut maintenant dépouiller les données. «Je rêvais à des sortes de vacances en apesanteur quand j'étais petit, se souvient Raphaël Jacot-Descombes, puis ce rêve était mort quand, tout d'un coup, il a pu se réaliser. J'ai donc apprécié chaque seconde de ce vol, en me disant que c'était une chance unique. Depuis, les paraboles tournent dans ma tête tout le temps, et j'y penserai toute ma vie.» Dit de façons différentes, ce trop-plein d'émotion est partagé par tous les passagers de l'Airbus Zero-G, qui ont la tête encore pleine d'étoiles.

Le journal de bord des équipes de l'EPFL sur http://www.flashandsplash.ch et http//colibri.epfl.ch