Corps
L’hygiène de vie n’est plus seule responsable de l’obésité. Un ensemble de facteurs systémiques seraient en cause, nous dit la science. Que signifie ce déplacement de la responsabilité individuelle vers la culpabilité collective? Réponse de sociologue

On pourrait s’en réjouir: la nouvelle tendance dans la recherche contre l’obésité déculpabilise les individus. Les causes de ce que l’OMS a qualifié d’épidémie se situeraient, au-delà des comportements alimentaires et sportifs de chacun, à une échelle systémique: nous vivons, dit la science, dans un environnement obésogène.
Par exemple, une étude américaine, publiée cet automne dans le journal Obesity Research and Clinical Practice, s’est attelée à comparer des données statistiques récoltées entre 1971 et 2008. Elle conclut qu’à consommation calorique et activité physique comparables, la population affichait «à l’époque» un indice de masse corporelle (IMC) inférieur à aujourd’hui. Autrement dit, il y a 40 ans, on restait mince à moindre effort.
Sans pointer de causes précises, cette étude sous-entend que l’augmentation de l’IMC dans la population américaine serait liée au changement de qualité des aliments industriels, à une exposition accrue aux substances chimiques, à la consommation augmentée de médicaments, à la modification de la flore intestinale, bref, à un faisceau de facteurs qui empêcherait nos organismes de synthétiser les aliments correctement.
Le discours scientifique et médical a ses tendances, que la sociologie observe. Que signifie ce déplacement de la cause du problème, de l’individu au système? Entretien avec Jean-Pierre Poulain, auteur, entre autres, de Sociologie de l’obésité (PUF, 2009).
Le Temps: Longtemps, les personnes en surpoids étaient considérées responsables de leur état. Aujourd’hui, on parle d’environnement obésogène. Que vous inspire ce changement?
Jean-Pierre Poulain: D’abord, je n’ai pas lu l’étude à laquelle vous vous référez, je ne peux donc pas la commenter en détail. Mais ma première remarque concerne l’IMC: jusqu’en 1990, il n’était qu’un indicateur parmi d’autres. Mais parce qu’il est pratique et simple à utiliser, l’IMC est peu à peu devenu la définition et la mesure de l’obésité. A cette époque, on tenait encore compte de l’âge et du sexe. En 1998, l’International Obesity Task Force a déplacé la limite du surpoids: de 27,6 pour les hommes et 27,3 pour les femmes, elle a passé à 25 pour tout le monde. Et la limite entre le poids normal et la maigreur a passé de 20 à 18. On a donc normalisé la minceur et pathologisé une partie du poids normal.
- Faisons l’hypothèse que cette étude tient compte de cette évolution…
– Alors, demandons-nous ce qu’est un environnement obésogène. L’offre alimentaire a changé, la densité énergétique a augmenté, et nos habitudes, nos comportements, ne se sont pas adaptés. Mais ce qui a changé, aussi, ce sont les cultures corporelles. L’esthétique de la minceur s’est intensifiée, créant des attentes complexes à l’égard du corps. Et aussi, le discours scientifique et, surtout, la thématisation médiatique d’un problème qui, jusqu’alors, n’en était pas un. Tout cela contribue à fabriquer cet environnement obésogène.
– Mais les industries alimentaires, chimiques et pharmaceutiques sont, elles aussi, responsables de l’environnement obésogène. Le regard que nous portons sur les corps mérite d’être questionné, mais il y a bien un problème systémique…
– Bien sûr! Mais mon travail de sociologue consiste aussi à questionner ce qui fait trop facilement évidence. Malheureusement, les questions liées à l’obésité supportent difficilement la remise en question. Je me sens parfois dans le rôle désagréable du «climatosceptique»… Depuis quelque temps, il y a une controverse sur ces valeurs d’IMC (entre 25 et 27) qu’on a inclus dans le surpoids en 1998. Certains considèrent que c’est la cause d’une surmortalité. D’autres disent qu’à partir de 50 ans, ce serait un facteur de protection. Depuis qu’on a normalisé la minceur, on a supprimé l’idée que le poids évoluait avec l’âge. Or, derrière cela, il y a deux idéologies: la juvénilisation de la société et le mythe de la santé parfaite. Il faudrait être éternellement jeune et vivre et mourir en bonne santé. Sauf que pour le moment, nous continons à vieillir et que, malgré les progrès de la médecine, il va bien falloir mourir de quelque chose.
– La véritable angoisse, avec l’environnement obésogène, concerne surtout les enfants, l’avenir de la société…
– Le problème, c’est que l’obésité n’est pas distribuée également dans le monde, et elle n’a pas partout les mêmes causes. La Suisse, comme la France, compte entre 3 et 5% d’enfants obèses. Or certains acteurs de la santé et certains médias agrègent surpoids et obésité et diffusent des chiffres autour de 15%. Comme si 3 à 5%, ce n’était pas assez pour qu’on se mobilise! L’anthropologue Mary Douglas disait que chaque société se choisit un portefeuille de risques et de peurs. Or que se passe-t-il aujourd’hui? On thématise sur l’obésité et, dans les sociétés industrialisées, on se dit, au fond, que c’est bien fait pour notre gueule. Comme si, dans ce sujet, quelque chose faisait sens: la peur de l’avenir, l’idée que quelque chose ne tourne pas rond dans l’alimentation, le sentiment qu’il y a un problème systémique…