En 2016, le philosophe Tristan Garcia publiait «La Vie intense. Une obsession moderne» (Autrement), un essai pour dénoncer notre civilisation shootée à l’adrénaline depuis l’invention du courant électrique. Or cette énergie brute devenue quête effrénée d’expériences nous mène aujourd’hui au désastre. Entre crise écologique et morale, la société disjoncte. Selon un sondage réalisé sur 12 000 personnes interrogées dans une dizaine de pays, de l’Allemagne aux Etats-Unis, 80% clament d’ailleurs le même désir: ralentir.

«Le capitalisme s’est emparé des individus en les contraignant à faire de plus en plus de choses à l’heure», constate Vincent Kaufmann, professeur de sociologie urbaine et d’analyse des mobilités à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. «Les enquêtes pour savoir quelle population passe quel temps à exécuter quelle tâche deviennent difficiles à réaliser, car tout se mélange, et beaucoup perdent le cadre.»

Le capitalisme s’est emparé des individus en les contraignant à faire de plus en plus de choses à l’heure.

Ce sentiment de dépossession est à l’origine d’une révolution douce: le mouvement slow. Soit une invitation à la lenteur qui a démarré dans l’assiette dès le milieu des années 80, avec l’association internationale Slow Food dont le slogan demeure: «bon, propre et juste». «En opposition à une nourriture standardisée et taylorisée, le slow food cherche à re-émerveiller les papilles», explique Yvan Schneider, président de Slow Food Vaud, et professeur à la Haute Ecole pédagogique du canton de Vaud. «Nous avons tous mille choses à faire, mais manger fait partie des actes citoyens. Chaque jour, des boucheries ferment. Nous essayons donc d’encourager à la prise de conscience, mais sans faire la morale. En rappelant qu’il est bien plus agréable de partager un bon pain et du fromage en bonne compagnie que manger sa pizza froide devant un écran.»

Au point que tout ce qui se présente sous la bannière «slow» cartonne. Même si Vincent Kaufman y décèle un ultime paradoxe: «Derrière le slow il y a l’idée de fuite, avec certains espaces pour se ressourcer, mais pas vraiment de changement de vie radical. Comme si on se contentait de recharger ses batteries pour mieux supporter l’accélération de la semaine suivante…» C’est toujours ça de pris? Inventaire de zones de ralentissement.

Samedis oisifs

Une Européenne achète environ 30 kg de textile par an, alléchée par les collections incessantes de la fast fashion… qui surexploite les pays pauvres et bousille la planète. Stop. Même la star Emma Watson se toque de mode éthique et promeut sur Instagram chaussures en chanvre et bijoux réalisés à partir de débris de bombes datant de la guerre du Vietnam (de la marque Article 22). Sinon, on peut déjà troquer les virées shopping voraces du samedi contre un bon livre ou la popote… 

Palais tranquille

Contre les cochonneries saturées de conservateurs qui s’accumulent dans le frigo, le slow food veut redonner le goût du terroir. «Il ne s’agit pas d’être chauvin, mais d’apprécier le savoir-faire local partout où l’on va, en privilégiant les circuits courts afin de protéger la biodiversité» raconte Yvan Schneider, de Slow Food Vaud. Etivaz, vacherin mont d’or, huile de noix, saucisse aux choux, poisson du lac méritent d’être remis à l’honneur. Mais à chaque canton ses saveurs…

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Etreintes languides

Le porno a transformé la chair en énième injonction de performance, que combat l’Australienne Diana Richardson, auteure de «Slow sexe, faire l’amour en conscience» (Almasta). Et dont les ateliers d’exercices pratiques sont de plus en plus courus par les people à Los Angeles. Mais «le slow sexe n’a pas besoin d’enseignement, s’amuse Cindy Chapelle, sophrologue et auteure du blog «La slow life». Le principe reste de reprendre son temps. Et ça, tout le monde peut le faire.»

Intérieur singulier

La Suède a inauguré le «ReTuna Återbruksgalleria», premier centre commercial 100% slow, qui propose notamment des meubles de seconde main récupérés chez des particuliers. Cette philosophie de l’up-cycling (ressusciter de vieux objets) électrise même les hipsters, grâce à la nouvelle bible de la déco: le magazine «Kinfolk». Edité à Portland, mais consulté dans le monde entier, ce support médiatise une slow life dans des intérieurs chics et uniques. 

Vacances paresseuses

Finie la fanfaronnade: «J’ai fait tous les temples khmers en 5 jours!» Le must des congés est de s’adonner au slow tourisme. On embarque sa petite famille dans une roulotte pour explorer le Jura, ou faire le tour du lac de Constance à vélo, avec gestion de l’intendance par un voyagiste spécialisé. Ou mieux, on glande chez l’habitant, en savourant les mets locaux. Morges, devenue slow destination, propose ainsi de musarder aux alentours en plébiscitant les transports propres…

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Programmes contemplatifs

La chaîne publique norvégienne NRK est fan de slow TV, les spectateurs aussi. Après avoir regardé le long périple d’un train régional, puis celui d’un cargo, ils ont suivi par millions la transhumance d’un troupeau de rennes, filmée en continu durant 11 jours. Netflix a également proposé une compétition de tricot de 8 heures. Et la plateforme Moodica présente des vidéos de mains préparant des sushis ou de chat en train de roupiller. Objectif: offrir des vacances mentales. Riche idée.

Soins déculpabilisants

En étalant sa crème de jour, difficile désormais d’ignorer que des gentilles souris ont été martyrisées pour la fabriquer, où que les jolis emballages qui l’habillent plombent l’environnement. La slow cosmétique privilégie les onguents moins polluants, tels les shampoings solides de la marque anglaise Lush. Ou mieux, on adopte les cotons réutilisables et on mitonne ses peelings maison avec du miel et du sucre, par exemple.

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Nature apaisante

Avec son ouvrage «Cultiver son jardin en pleine conscience» (Plume de Carotte), Cindy Chapelle rappelle les bienfaits du jardinage: «Planter les mains dans la terre est une activité méditative en soi. S’occuper d’un jardin apprend d’office à ralentir, en retrouvant le rythme lent de la nature. Mais même consacrer 15 minutes à un potager de balcon en rentrant du travail peut aider à lâcher prise… 

Méthode douce

Le burn-out ne touche plus seulement les adultes, mais aussi les enfants surinvestis par leurs nouveaux «parents hélicoptères», qui planent au-dessus d’eux en angoissant pour leur avenir et en les surchargeant d’activités annexes. À contre-courant de ce dressage à devenir le meilleur, la slow éducation préconise de laisser les mômes bailler, jouer, avoir des mauvaises notes… Certaines écoles à travers le monde prennent aussi conscience que l’autonomie prime sur les trophées. Ouf.

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Patron gentil

Même les entreprises découvrent que pressuriser les salariés est le meilleur moyen de retrouver leur siège vide le lendemain. Et les jours suivants. Certains patrons osent donc innover en proposant la semaine de 25 heures, ou en supprimant les inutiles présentations power point… D’autres proposent des salles de sieste, comme les multinationales des fameux GAFA (Google, Apple, Facebook, etc.). Encore faut-il ne pas être étiqueté feignasse quand l’on s’y rend…