_ «Le Temps» consacre une série de cinq épisodes à des penseurs originaux qui nous font voir 2015 avec des yeux un peu plus neufs. Même s’ils ne font pas la une des médias, ils ont une idée politique, économique ou culturelle singulière, se projettent dans le monde de demain, nous mettent en éveil et ouvrent des perspectives inédites. _
Avec la montée des djihadistes en Irak et en Syrie, la crise en Ukraine ou encore l’épidémie d’Ebola en Afrique, les Nations unies ont rarement été confrontées à un monde aussi instable. Secrétaire général adjoint et numéro deux de l’ONU, Jan Eliasson, ex-ministre suédois des Affaires étrangères, juge pourtant l’enceinte multilatérale plus nécessaire que jamais.
Le Temps: Vous expliquiez récemment l’échec de la Société des Nations par une montée du nationalisme et du militarisme. Aujourd’hui, le monde connaît le même phénomène et assiste à une multiplication de crises. L’ONU est-elle en danger?
Jan Eliasson: Le monde traverse de fortes turbulences. Les crises simultanées, révélant un haut degré de violence, se sont multipliées. C’est un vrai défi. Le multilatéralisme est mis à l’épreuve. Deux facteurs compliquent les choses: la religion et l’ethnicité, qui ajoutent une charge extrêmement émotionnelle à des situations déjà très tendues. Ces deux dimensions contribuent à la diabolisation de la partie adverse. En prenant une tournure religieuse et ethnique, les conflits ne s’arrêtent plus aux frontières d’un Etat. Ils s’étendent à toute une région. Nous le constatons en Syrie ou en Afrique. J’étais médiateur dans la crise du Darfour. Cela m’a pris des mois pour réaliser que nous n’arriverions jamais à réunir les parties au conflit autour d’une table sans parler au préalable aux responsables tchadiens, libyens, égyptiens et érythréens. Nous sommes dans une période d’une importance historique. Nous devons prouver la valeur de la coopération internationale. Sinon, nous courons le risque de voir certains Etats s’enfermer dans leur logique nationale. Dans un monde aussi mouvant, l’ONU est plus importante que jamais.
– Un message qui n’est pas facile à faire passer…
– Si les institutions internationales et nationales ne répondent pas aux besoins des populations, si nous n’arrivons pas à trouver des solutions qui reposent sur les trois piliers des Nations unies, la paix et la sécurité, le développement et les droits de l’homme, alors le danger de repli est considérable. Or, nous vivons dans un monde où pratiquement tous les problèmes nationaux ont une dimension internationale. Cela implique que les institutions nationales s’adaptent à la donnée internationale et que les organismes internationaux tiennent compte des opinions nationales pour mieux répondre aux besoins des populations. Le changement climatique et les migrations illustrent parfaitement cette interdépendance. Il est important de convaincre les parlements nationaux et les médias que l’intérêt national des Etats membres réside dans les solutions internationales. Si on y parvient, ce sera une vraie percée.
– Face au chaos syrien, qui a provoqué plus de 200 000 morts, que fait l’ONU?
– Je ne vous le cache pas. Pour le secrétaire général et moi, la Syrie est une source d’extrême frustration. Nous n’avons pas reçu des Etats pouvant jouer un rôle clé dans le conflit des signaux indiquant une volonté de sortir du chaos. Le Conseil de sécurité n’a pas créé les conditions favorables à un travail de médiation. On l’a vu avec les efforts considérables de Kofi Annan et Lakhdar Brahimi. Notre priorité est de trouver rapidement une solution pacifique. Le peuple syrien a déjà trop souffert. Notre stratégie consiste désormais à impliquer davantage les puissances régionales. Mais aussi à réduire le degré de violence, à arrêter les flux de combattants étrangers et le financement de groupes extrémistes qui perpétuent le conflit, ainsi qu’à battre en brèche la rhétorique laissant croire aux parties belligérantes qu’une victoire militaire est possible. Quant à la pertinence de l’ONU, elle est réelle. Nous sauvons des vies en Syrie et aidons les réfugiés dont les flux ont pris des proportions astronomiques. Imaginez le Liban, un pays de 4,8 millions d’habitants qui a dû accueillir plus de 1,2 million de réfugiés syriens. Tout cela n’affranchit pas le Conseil de sécurité et ses membres permanents de leur responsabilité.
– Une responsabilité qui n’a manifestement pas été assumée dans les cas de l’Ukraine et de la Syrie, où le Conseil de sécurité a été paralysé par les veto russes et chinois.
– Nous avons toujours eu conscience du fait que le veto pourrait engendrer ce type de situation. Au cours de la Guerre froide, les veto étaient automatiques et le Conseil de sécurité n’a adopté que deux résolutions contraignantes dans le cadre du chapitre VII de la Charte: la Rhodésie en 1966 et l’Afrique du Sud en 1977. Aujourd’hui, le Conseil de sécurité a cependant une chance historique de se transformer en un organe de négociation en matière de paix et de sécurité. Malheureusement, dans des cas comme la Syrie et l’Ukraine, il n’a pas joué ce rôle. Mais je me réjouis de voir que la France a présenté une proposition invitant les membres permanents à renoncer à leur droit de veto en cas d’atrocités de masse. C’est un bon début, même si à mes yeux, le veto devrait être utilisé le moins possible.
– Il y a eu les Objectifs du millénaire pour le développement. L’une des grandes priorités des Nations unies est désormais d’adopter les objectifs du développement durable pour 2015-2030. Quels sont les enjeux?
– Les Objectifs du millénaire pour le développement ont permis de mobiliser les gouvernements et les opinions publiques en faveur du développement. Ils ont été intégrés dans la politique économique nationale d’Etats comme le Rwanda ou l’Ethiopie. Maintenant, nous avons une plus grande responsabilité encore. Nous devons continuer à combattre la pauvreté et ajouter la notion de durabilité à notre travail. Nous n’avons pas de planète B. Un travail sérieux, des analyses solides ont permis d’établir 17 objectifs du développement durable. Les négociations continuent jusqu’en septembre 2015.
– L’ONU est-elle en train de devenir une organisation de développement et de perdre sa vocation primaire d’institution de sécurité collective?
– Nous ne pourrons pas résoudre les problèmes de sécurité et de violations des droits de l’homme sans traiter du développement. Nous avons pu le constater: l’épidémie d’Ebola peut avoir des conséquences sécuritaires. En cas de grave sécheresse, les prix des denrées alimentaires peuvent fortement augmenter, provoquer des émeutes de la faim et des troubles internes. Il est salutaire que nous décloisonnions l’institution. J’étais en Somalie voici peu. On peut voir comment différents facteurs agissent sur le terrain. 70% des Somaliens sont âgés de moins de 30 ans et le taux de chômage des jeunes avoisine les 70%. C’est un terreau favorable à l’émergence de problèmes sociaux, économiques et politiques.
– Vous parlez des trois piliers de l’ONU. Les droits de l’homme ne sont-ils pas le parent pauvre de ce trio?
– Ils ne comptent en effet que pour 3% du budget onusien. Le développement et les opérations de maintien de la paix sont beaucoup plus exigeants. Mais nous nous devons d’accroître les ressources dévolues aux droits de l’homme. Nous devons aussi faire en sorte que les collaborateurs de l’ONU qui travaillent dans les domaines de la sécurité et de la paix ainsi que du développement intègrent davantage la composante droits de l’homme dans leur mission. Cela doit devenir un réflexe. Au cours de mes médiations lors de conflits, j’ai pu le constater: les violations des droits de l’homme sont souvent le signal que la situation peut vite dégénérer et mener à des violences de masse. Cela a été un facteur important dans l’initiative prise par le secrétaire général l’année dernière sur les droits de l’homme pour les placer au centre de l’action des Nations unies.
– Est-ce à dire que Genève demeure un pôle essentiel pour les Nations unies?
– Oui, avec son Conseil des droits de l’homme et le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, Genève joue un rôle fondamental. Au vu de notre volonté de renforcer cette dimension au sein de l’ONU, l’avenir de Genève est prometteur. C’est aussi un acteur majeur dans le domaine de l’humanitaire et du développement. J’ai été le premier sous-secrétaire de l’ONU chargé des questions humanitaires. Je m’étais battu à l’époque pour que les Affaires humanitaires ne soient pas toutes concentrées à New York, mais restent en partie à Genève. Aujourd’hui, j’aimerais voir émerger à Genève une composante forte du désarmement qui compléterait notre action. Mais j’imagine que c’est faire preuve d’un peu trop d’optimisme.
– «L’ONU est le monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être.» Pourquoi aimez-vous utiliser cette maxime?
– Quand je vois mes collaborateurs frustrés face aux tourments du monde, je leur dis toujours deux choses. Nous ne devons pas enjoliver la réalité. Nous devons au contraire en être les meilleurs analystes possibles. Le monde est un endroit compliqué, le théâtre d’injustices et de violences. L’ONU reflète ce monde, que cela nous plaise ou non. Mais notre rôle est aussi de projeter le monde tel qu’il devrait être. Sans ce souffle, sans cette énergie, nous n’allons pas de l’avant. J’aime paraphraser Dag Hammarskjöld [ex-secrétaire général de l’ONU]. Il parle de l’horizon comme d’un objectif à atteindre. Mais dans le même temps, l’avenir commence dès demain, par des mesures modestes qu’on prend dès qu’on sort de chez soi.
«Nous nous devons d’accroître les ressources dévolues aux droits de l’homme»