Ce sont de petites phrases qui s’invitent en boîte de nuit, sur les applications de rencontre et dans la chambre à coucher. «C’est systématique: lorsque des hommes blancs me draguent, ils utilisent un champ lexical animalier ou culinaire pour parler de mon corps noir, soupire cette membre du Collectif Afro-Swiss, afro-féministe et antiraciste. Ils vont me dire: «Vous, les Noires, vous êtes des tigresses, des lionnes», «J’ai envie d’un chocolat chaud» ou encore «Je veux vivre un safari avec toi». Sans être dans un jeu sexuel consenti. Pour eux, je suis une expérience exotique. C’est chosifiant.» Elle souhaite garder l’anonymat, après avoir essuyé des torrents d’insultes racistes sur les réseaux sociaux à la suite d’une apparition médiatique.

Un racisme particulier: la négrophilie

Moins thématisée que les violences policières ou les discriminations en marge des manifestations antiracistes de ces derniers mois, cette forme de racisme porte un nom: la négrophilie. Elle a plusieurs visages. «Je me suis souvent retrouvée face à des Blancs fans de hip-hop qui me disent que je ressemble aux filles dans les clips de rap et qui ne sortent qu’avec des Noires ou des métisses, raconte par exemple Maimouna Mayoraz, une trentenaire lausannoise. Ce n’est pas très agréable, on m’affuble de cette identité-là. Avant d’être moi, je suis cette meuf métisse.»

Cette fétichisation touche tous les genres et toutes les sexualités. Miguel Shema, journaliste parisien bisexuel, a ouvert la page Instagram «Personnes racisées vs Grindr» pour dénoncer ce phénomène sur ce site de rencontre gay. «Je l’ai créée après plusieurs expériences traumatisantes en 2018. D’abord, une femme m’avait dit pendant l’acte «Tu me baises comme un Africain». Qu’est-ce que ça veut dire?! Et puis, quelques jours plus tard, j’avais reçu un message sur Grindr qui disait «Cherche bite de Black». On recherche le Noir viril, musclé et dominant.» Fin mai, Grindr a promis de retirer son filtre permettant de trier les utilisateurs par ethnie. A ce jour, aucun changement n’a pu être observé sur la plateforme en Suisse.

«Les goûts et les couleurs»: pas un argument

A l’inverse de cette hypersexualisation qui les rend désirables aux yeux de certains Blancs, les Noirs peuvent être confrontés à un rejet dans leur vie amoureuse. C’est la négrophobie. «Ce sont des phrases comme «Jamais je ne te toucherai parce que les Noires me dégoûtent», s’indigne l’activiste du Collectif Afro-Swiss. C’est un rejet purement raciste car la personne ne regarde pas au-delà de ma couleur de peau.»

Pour justifier ces remarques, leurs auteurs invoquent souvent «les goûts et les couleurs». «C’est débile, s’insurge Miguel Shema. Utiliser une catégorie raciale de manière naturelle et naturalisante et dire que c’est comme préférer les blonds, c’est faire fi de tout le système de domination raciale qu’il y a derrière la négrophilie et la négrophobie.»

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Professeur à l’Université de Lausanne, Nicolas Bancel appuie: «Les négrophiles projettent le fantasme de l’Occident sur les corps noirs. Ces stéréotypes, même quand le regard se veut bienveillant, construisent une figure désindividualisée, réduite à sa race.» Même mécanisme derrière la négrophobie. «Les deux faces d’une même médaille, illustre ce spécialiste de l’histoire coloniale et post-coloniale ainsi que de l’histoire du corps. Les mêmes caractéristiques séduisent et effraient. La virilité et la puissance prêtées aux hommes noirs attirent alors que leurs supposées brutalité et animalité affolent.»

Des zoos humains au porno

Ces représentations des corps noirs ont peu changé en 300 ans. Dans le porno, les Noirs recrutés sont presque tous musclés et dotés d’un pénis surdimensionné. Dans le milieu de la prostitution féminine, c’est l’exotisme qui est recherché. «Dans l’imaginaire occidental, l’hypersexualisation des corps noirs date de la fin du XVIIIe siècle, souligne Nicolas Bancel. Des naturalistes s’intéressent alors à la distribution des races humaines. Ces premières études anthropométriques prêtent des caractéristiques sexuelles aux Noirs, que l’on considère proches des grands singes.»

Une sexualité instinctive, luxuriante, qui se déploie en toute occasion. Animale. «Tout en le dévalorisant comme une race inférieure et faible, on parle déjà de la virilité de l’homme noir, de sa musculature parfaite et de la taille de son sexe», dévoile l’historien. Au début du XIXe siècle, Saartjie Baartman, esclave d’Afrique australe plus connue sous le surnom de «la Vénus hottentote», est exhibée dans les salons européens. «Ce qui fascine, ce sont ses attributs sexuels, décrypte Nicolas Bancel. Ses fesses rebondies, ses seins généreux et les grandes lèvres de son sexe. Associés à une appétence pour le coït.» Comme les corps noirs érotisés dans les zoos humains à partir du milieu du XIXe siècle un peu partout en Europe, aux Etats-Unis et au Japon, le sien suscite fascination et répulsion.

Et puis, il y a les interdits. «Durant la colonisation, le Noir est aussi la personnification du diable, rappelle Kanyana Mutombo, directeur de l’Université populaire africaine à Genève. Les rapports sexuels avec les Noirs étaient interdits, surtout pour les femmes blanches. Parce que dans les territoires investis par les colons, très peu de Blancs refusaient de coucher avec des Noires quand ils en avaient l’occasion. Mais ce n’était pas complètement assumé: si un enfant naissait d’une telle relation, sa mère et lui étaient rejetés.»

«Viol psychique»

Cette histoire et les clichés qui en résultent ont des conséquences pour les victimes de négrophilie et de négrophobie d’aujourd’hui. «Durant longtemps, à l’école notamment, je n’avais pas accès à la féminité, je ne jouais pas dans la même catégorie que les autres filles, se souvient Maimouna Mayoraz. Parce que la féminité, la douceur, la politesse, c’étaient les Blanches. Rien ne m’indiquait que l’on pouvait me trouver belle. La femme noire est vue comme forte, presque masculine, en colère, robuste.»

L’hypersexualisation des corps noirs peut faire des ravages sur le plan psychologique. «Cette objectification est une forme d’agression sexuelle, un viol psychique et émotionnel, s’inquiète la militante anonyme du Collectif Afro-Swiss. Je me suis sentie déshumanisée et j’ai perdu mon estime de moi-même par le passé. J’en ai fait des cauchemars. J’ai dû me reconstruire.»

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Pour Miguel Shema, la grammaire qui régit cette fétichisation des corps noirs n’est pas différente de celle qui provoque les violences policières racistes. «Lorsqu’un Blanc réduit un Noir à une bête sexuelle, il perçoit cette personne de la même manière que la police qui va l’arrêter. Si les Noirs sont arrêtés et contrôlés, c’est parce que leur corps est perçu comme dangereux dans l’espace public. George Floyd [dont le meurtre par un policier aux Etats-Unis est à l’origine de manifestations antiracistes à travers le monde, ndlr] est mort parce qu’il a été réduit à son corps noir.»