Entre Peter Stuyvesant et la Déclaration d'émancipation, il y a deux siècles et quelques mètres. Le portrait du premier gouverneur de New York (qui s'appelait Nieu Amsterdam sous Stuyvesant) et le précieux document, de la main d'Abraham Lincoln, qui a aboli en 1863 l'esclavage aux Etats-Unis sont exposés tous les deux dans le beau palais de la Société d'histoire, sur Central Park. Et c'est un choc. Jusqu'à la fin de l'hiver, Manhattan est invitée à découvrir une image hideuse d'elle-même dans le miroir de cette exposition qui déploie des ressources multimédiatiques inouïes pour secouer la ville. La métropole, le plus souvent, s'est prise pour le havre ouvert dans lequel les esclaves en fuite trouvaient refuge. L'asservissement des Noirs, c'était la tare des planteurs du Sud! «Slavery in New York» (c'est le titre de cette exposition) déchire ce décor commode: la ville, dit-elle, était la capitale de ce mal. Des New-Yorkais, déjà, se rebiffent devant ce procès sans nuance.

La secousse infligée par la Société d'histoire vient après une autre, dont elle est en partie la conséquence. En 1991, les ouvriers qui préparaient les fondations d'une tour dans le quartier de City Hall sont tombés sur un squelette, profondément enseveli. Ceux qui savaient (archéologues, historiens) ont tout de suite compris: c'était le Negro Burial Ground, respectueusement rebaptisé aujourd'hui African Burial Ground. Les travaux ont été arrêtés. Les fouilles ont permis de récupérer le contenu de 419 cercueils, sur la dizaine de milliers qui doivent être enterrés là. Tous ces ossements et quelques objets ont été auscultés pendant dix ans à l'université noire Howard, et remis en terre il y a deux ans, en grande cérémonie. Le site attend un mémorial.

De 1650 à 1794, les Noirs de New York étaient contraints d'enterrer leurs morts loin au nord des limites de la ville, qui n'occupait alors que la pointe sud de Manhattan. Ils devaient le faire de jour, et ils ne pouvaient pas être plus de douze. Ils étaient esclaves, ou s'ils étaient libres, ils l'avaient presque tous été.

La Compagnie hollandaise des Indes occidentales, à qui Nieu Amsterdam appartenait, a importé de la main-d'œuvre serve dès le début de la colonisation. Normal: la traite était un de ses métiers, très organisé entre l'Afrique de l'Ouest, le Brésil, les Caraïbes et l'Europe. Les Noirs accomplissaient en servitude les travaux pénibles dont les Européens aux mains blanches ne voulaient pas: couper les arbres, construire les murs, en particulier celui qui donnera son nom à Wall Street. Et les tâches domestiques. En 1703, près d'une famille new-yorkaise sur deux possédait un ou plusieurs esclaves. Très vite aussi, le gouverneur Stuyvesant, propriétaire d'esclaves lui aussi naturellement, a utilisé les Noirs à une autre fin: contre les Indiens qui refusaient d'être dépossédés. Des terres ont été distribuées à des esclaves, au nord de la ville, pour créer une zone tampon de protection. Les nouvelles agricultures bénéficiaient d'une semi-liberté, dans la région qui est aujourd'hui Soho. Le cimetière était là aussi.

Quand les Britanniques ont pris la ville en 1664, le système a continué comme avant. Le duc de York, nouveau maître, avait des intérêts dans la Royal African Company, qui jouissait d'un monopole sur la traite. Le sort des esclaves s'est durci. Les squelettes du Negro Burial Ground montrent une espérance de vie de 30 ans mais des dents de vieux, des traces de blessures et de maladies. Le Code noir était draconien, pour tous les actes de la vie.

Il donnait le droit au maître de punir, à condition de ne pas couper les membres, ni de tuer l'insoumis.

Il y eut à New York deux soulèvements. L'un, en 1712, fut une vraie révolte qui coûta la vie à quelques propriétaires. Dix-neuf rebelles furent brûlés ou pendus. Ce qui s'est passé en 1741 est moins clair. Après une série d'incendies, la rumeur a couru d'une conspiration d'esclaves. Il y eut des rafles. Des dizaines de confessions furent extorquées, une trentaine d'hommes et de femmes exécutés.

La guerre qui a suivi la Déclaration d'indépendance a distribué les rôles de manière étrange. Beaucoup de ceux qui avaient pris les armes pour libérer le pays et créer les Etats-Unis possédaient des esclaves. L'armée britannique, dont New York était le quartier général, promettait la liberté aux Noirs qui se battraient à ses côtés. Elle tint parole, emmenant 3000 anciens esclaves dans ses bateaux après sa reddition, en 1783. Sur l'un d'eux, il y avait Deborah Squash, propriété de George Washington. Le général, qui était alors en Virginie, s'est rendu trop tard dans la ville pour tenter de récupérer son esclave.

Le ferment abolitionniste travaillait pourtant depuis longtemps New York, qui voulut rapidement effacer les taches de son passé. Une première loi d'émancipation graduelle fut adoptée en 1799, une seconde en 1817, et l'esclavage prit officiellement fin en 1827. Pourtant, en 1850, quelques New-Yorkais noirs avaient encore des propriétaires. Et la ville est demeurée jusque pendant la guerre civile le banquier et le principal port commerçant du Sud esclavagiste. Le maire, Fernando Wood, demandait en 1960 que l'Etat de New York se joigne à la Confédération sécessionniste.