Nicolas Nova, professeur associé à la Haute Ecole d’art et de design de Genève et cofondateur d’une agence de prospective, a longuement étudié un objet familier: le téléphone portable. Cet appareil technologique, qui nous accompagne dans nos tâches quotidiennes et nous suit à la trace, fascine autant qu’il inquiète. Dans son ouvrage Smartphones, une enquête anthropologique, qui vient de paraître aux éditions MétisPresses, le chercheur explore ses différentes facettes.

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Ce travail minutieux est alimenté par des entretiens avec des utilisateurs de tous horizons, de Genève à Tokyo, et une fine observation des usages dans l’espace public. Des photographies, prises sur le vif, ponctuent ce récit découpé en six parties qui correspondent aux grandes caractéristiques du smartphone, toutes résumées en une métaphore parlante: la laisse, la prothèse, le miroir, la baguette magique, le cocon et la coquille vide.

Le Temps: Votre ouvrage s’intéresse au smartphone sous tous les angles. Etait-ce pour sortir d’une approche alarmiste ou naïve?

Nicolas Nova: Dans une démarche sociologique ou anthropologique, il s’agit de nuancer les pratiques, les propos, les avis sur l’objet étudié sans pour autant adopter un point de vue surplombant. C’est une manière de sortir d’un discours manichéen. Bien souvent, quand on s’intéresse au smartphone, on s’attarde sur un aspect particulier. Or, les usages sont pluriels. Certains l’activent pour trouver une séance dans une salle de cinéma, d’autres pour se faire livrer des plats cuisinés via un service comme Uber Eats ou encore pour discuter avec leur entourage en visioconférence pendant une période de confinement.

L’aspect addictif n’est pas éludé. Vous parlez de stimuli «hyper-appétissants» pour capter notre attention. Est-ce si néfaste?

Je souhaitais déconstruire l’idée d’une addiction qui serait semblable à celle liée à la consommation de sucre ou de drogue. Il s’agit plus d’un rapport compulsif alimenté par une frénésie d’informations, de contenus et d’usages. La plupart des usagers interrogés avaient un désir d’advenance, c’est-à-dire un constant besoin de nouveauté. Celui-ci se trouve amplifié par des choix de conception des interfaces. La notification est devenue le symbole de ces mécanismes insidieux pour capter notre attention. La forme matérielle, avec une facilité d’utilisation, renforce ce phénomène. Ces différentes dimensions se croisent pour nourrir notre propre compulsion. Il s’agit alors de la maîtriser, de la tenir à distance pour ne pas tomber dans un rapport de servitude.

Le smartphone s’apparente à une bulle d’intimité. La personnalisation de l’interface, avec l’installation d’applications diverses, incite-t-elle à un usage excessif?

Ce mode de fonctionnement renforce les distinctions entre ceux qui parviennent à maîtriser cet espace personnalisé et ceux qui peinent à réguler leur utilisation. Etre conscient de ce rapport compulsif n’est pas une évidence pour tout le monde. A titre d’exemple, le fait de paramétrer la réception de notifications ou les sonneries n’est pas uniformément répandu.

La responsabilité serait donc partagée entre les concepteurs et les utilisateurs…

En réalité, il existe trois niveaux de responsabilité. D’abord, les ingénieurs et designers qui fabriquent ces outils. Ensuite, les utilisateurs qui essaient de comprendre et de mettre en place des tactiques pour résister à la tentation. Enfin, il ne faut pas oublier le besoin d’une régulation collective. Politiquement, il n’est pas évident d’imposer des changements dans les interfaces à de grandes entreprises comme WhatsApp ou Facebook. En revanche, on peut imaginer le développement d’une éducation au numérique. Dans un monde libéral, la responsabilité repose sur l’individu, ce qui mène à des inégalités dans la construction d’un rapport plus sain avec les technologies. Ce schéma s’applique à d’autres aspects du quotidien comme l’incitation à faire du sport ou à manger équilibré.

Il s’agit d’un apprentissage, un processus marqué par une certaine frénésie. On a le droit à l’erreur!

Le smartphone fait surgir une crainte, celle d’une société marquée par la solitude, la mort de la communication et du partage. Certains redoutent même une fabrique de crétins digitaux. Cela vous paraît-il excessif, voire injuste?

C’est un peu réducteur de considérer que le numérique transforme les gens en crétins. Il s’agit plutôt d’une phase où les sociabilités, les manières d’être dans le monde se trouvent chamboulées. Il s’agit d’un apprentissage, un processus marqué par moments par une certaine frénésie. On a le droit à l’erreur! Toute la difficulté est de pouvoir alterner entre une attention profonde, comme la lecture longue, et des moments de concentration fragmentée avec un objet comme le smartphone. Ce dernier n’incarne pas seulement une forme de repli sur soi. Les relations en ligne ne se substituent pas aux échanges en dehors. Toutefois, il ne faut pas négliger l’importance des algorithmes qui forment des bulles de filtrage.

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L’utilisation du smartphone laisse des traces numériques. Des données marchandées par différents acteurs. C’est un sujet vif dans le débat public. Pourtant, les personnes interrogées n’expriment pas une inquiétude particulière à ce sujet. Comment l’expliquez-vous?

C’était une grande surprise. Quand ce sujet arrivait dans la conversation, plusieurs personnes affirmaient être conscientes de l’enjeu mais ramenaient cela à leur propre capacité à maîtriser le partage de données personnelles. Certaines répondaient également qu’elles n’avaient rien à se reprocher. Si je ne dévalorise pas l’objet technologique, avec lequel on peut construire un rapport pacifié, cet enjeu apparaît peu compris. Il existe une forme de naïveté par rapport au fonctionnement des applications, une mécompréhension du smartphone qu’on qualifie de boîte noire. En 2007, Steve Jobs affirmait qu’il allait devenir un objet magique du quotidien, ce qui explique en partie cette volonté de ne pas dévoiler les rouages. C’est un argument de séduction plus qu’une volonté de masquer.

Votre réflexion porte également sur cet appareil comme un prolongement du corps. Le smartphone permet-il d’améliorer des humains à la constitution biologique imparfaite?

Le smartphone, comme tout objet dans l’histoire de l’humanité, sert à pallier les déficiences que l’on perçoit. A l’époque, elles étaient plutôt physiques. Avec notre siècle apparaissent des machines toujours plus élaborées pour augmenter notre cognition, c’est-à-dire la manière de traiter des informations, de percevoir, de mémoriser, de comprendre. De prolongement corporel, les objets technologiques deviennent avec l’ordinateur ou le smartphone prolongement de notre intellect. C’est un trait humain de vouloir externaliser des aspects physiques ou cognitifs. Le smartphone devient un prolongement de notre corps. Certaines personnes interrogées parlent d’un second cerveau, une métaphore qu’il faut prendre avec des pincettes.

Est-ce une étape avant une intégration plus diffuse dans notre quotidien?

Il s’agit effectivement d’un scénario possible avec le développement d’objets connectés ou d’implants corporels. Mais on peut se demander si cela ne va pas être problématique pour notre santé ou pour l’environnement. Des alternatives se dessinent. Je travaille désormais sur un autre axe: la réparation et le réemploi d’objets numériques passés pour des raisons écologiques. C’est un thème qui peut paraître étrange dans le monde innovant des technologies, mais bon nombre d’appareils passés, des manettes de jeu aux claviers d’ordinateur, sont stables depuis un moment. Et quand on propose des interfaces de réalité virtuelle, peu les utilisent. Le smartphone est finalement un objet extrêmement efficace, difficile à remplacer.