Tête-à-tête
La linguiste vaudoise Stéphanie Pahud s’interroge sur la norme et le vivre-ensemble dans son nouvel ouvrage, «LANORMALITÉ». Un essai hybride qui mêle références ordinaires et scientifiques pour mieux éclairer un questionnement à la fois intime et essentiel

Perec, Pasolini, Pahud. PPP. Et pourquoi pas? Du premier – «un auteur de chevet» –, la linguiste vaudoise Stéphanie Pahud a pris l’intérêt obsédant pour le familier, l’évidence, l’infra-ordinaire. Le goût pour les subtilités ludiques de la langue aussi. Du second, l’urgence de dénoncer l’imposture de la pensée dominante et une certaine inclination pour l’ambiguïté. Dans son quatrième ouvrage, LANORMALITÉ, paru aux Editions de l’Age d’Homme, la maître d’enseignement et de recherche à l’Ecole de français langue étrangère de l’Université de Lausanne s’attaque aux rapports entre normes, discours et identité. Et livre un essai polyphonique qui s’éloigne des standards universitaires. Car en plus de dévoiler le résultat de ses recherches, la linguiste y interroge des scientifiques comme des gens du spectacle, des journalistes, des intellectuels comme des quidams, sur le concept à la fois double et insaisissable de normalité/anormalité. Une trentaine d’entre eux ont dû répondre à la question: «Et vous, vous trouvez-vous normal?» Une réflexion en train de se faire qui se poursuivra, espère-t-elle, au-delà de la chose imprimée, sur son blog Hystéries Ordinaires.
Le Temps: Et vous, Stéphanie Pahud, vous trouvez-vous normale?
- J’ai simplement arrêté de me poser la question. Je suis d’ailleurs assez d’accord avec ce que dit Frédéric Recrosio dans mon essai: au fond, c’est une «mauvaise» question. Normal, par rapport à qui, à quoi, à quelles normes? Impossible d’être normal dans l’absolu.
- Pourquoi avoir inséré, au milieu de votre essai, cette trentaine d’interviews de personnalités de votre entourage?
- Il s’agit uniquement de personnes dont les textes ou la rencontre m’ont fait me poser la question des normes autrement, m’ont forcée à ajuster mon point de vue. Ces interviews illustrent toutes des bricolages identitaires émancipatoires. Vivre, c’est se débrouiller, plus ou moins bien, avec les multiples facettes qui nous composent. Et chacun de mes interlocuteurs dévoile un pan de nos imaginaires de la normalité.
- A quoi sert le néologisme LANORMALITÉ, imaginé par l’artiste Anthony Bannwart et que vous avez pris pour titre?
- Mon envie était de faire entendre une voix qui expose les rapports entre normes, art et création/créativité. Je défends l’idée que nous sommes tous des créateurs et qu’il faut utiliser notre esprit critique pour questionner l’évidence, le banal, le quotidien. Cet artiste a fusionné les deux antonymes pour épouser l’idée qu’il est impossible de les dissocier, qu’il s’agit de deux facettes d’un même processus. La création de ce néologisme procède par ailleurs de l’expérimentation linguistique, et cela m’a évidemment plu.
- Vous revendiquez l’utilisation du «je» dans votre livre. Une posture, écrivez-vous, davantage «foucaldienne, d’expérimentatrice qu’une posture académique plus standard de théoricienne». Ce qui vous a d’ailleurs été reproché par certaines voix universitaires.
- C’est une question d’honnêteté. La question de la normalité, je me la pose depuis que je suis très jeune, et j’ai eu, pendant longtemps, une tendance à l’hyper-adaptation. Mon parcours académique m’a permis d’acquérir des outils de questionnement de cette tendance qui ne m’est de loin pas propre. Certaines voix se sont effectivement élevées au sein de l’université, mais une minorité, considérant que cet essai n’est pas «académique». J’y mélange des voix scientifiques et non scientifiques, j’adopte une démarche linguistique, cite des références théoriques et analyse des discours ordinaires. J’ai décidé de prendre cela de façon constructive: mon prochain ouvrage, je le consacrerai entre autres aux types de postures académiques et au dialogue entre science et cité.
- Pourquoi la normalité est-elle désirable?
- Sans doute parce qu’il est plus facile d’entrer dans des standards de fonctionnement que de les contester. C’est plus reposant. La normalité rassure. On évite ainsi les jugements, les sanctions. La reconnaissance des autres est un moteur puissant. Par ailleurs, sans les normes, point de société; ce processus d’accommodation est au cœur même du vivre-ensemble. Il est toutefois fondamental de prendre conscience que chacun dispose d’une petite marge de manœuvre dans ce «nuage» normatif dans lequel nous évoluons tous: je peux prendre le temps de réfléchir aux normes, les questionner, les secouer pour voir si elles sont vraiment fondées. Alors, je peux me situer, choisir d’adopter ou non tel comportement. Cette marge de liberté et de créativité passe par un questionnement critique et informé. Il n’est dès lors plus question de soumission, mais d’adhésion réfléchie. C’est en cela que le salut passe par la créativité. Il faut être vigilant et acteur de son quotidien.
- Aujourd’hui, écrivez-vous, même l’absence de normes est codifiée.
- Bien sûr. Prenez cette tendance vestimentaire, le «normcore». Cette hypernormalité revendiquée est une absurdité: le mouvement rassemblait des gens estimant n’appartenir à aucune norme vestimentaire et qui pourtant se labellisaient «normcore»… Eviter les normes est impossible. Par contre, on peut aller vers une normalité «négociée». Il y a une citation de Pessoa que j’aime beaucoup: «Je vous dispense de comparaître dans l’idée que je me fais de vous.» On vit avec les regards des autres, ils nous coconstruisent. Mais nous pouvons résister à leur pouvoir de définition radicale.
- Le sage Lemmy Kilmister, leader de Motörhead, qui vient de mourir, ne disait pas autre chose lorsqu’il expliquait dans un récent interview: «Toute personne qui s’habille porte un uniforme. Que ce soit celui de la différence ou d’un conformisme passe-partout.»
- A partir du moment où l’on vit en société, porter un vêtement, même banal, dit quelque chose de nous. Nous évoluons dans un système de codes. Ce qui est absurde, par contre, c’est de déduire d’un vêtement porté toutes les caractéristiques d’un individu.
- Etre «comme il faut», est-ce un privilège?
- Pendant longtemps, j’aurais adoré être «comme il faut». Et puis cela m’a passé. Je me construis au fil de mes expériences en respectant au mieux mes valeurs. Mais la pression normative est violente. Les mots «normal» et «anormal» sonnent comme des sanctions.
- Avec l’omniprésence des réseaux sociaux, l’idéal totalitaire n’est-il pas en train de se réaliser puisque la norme pénètre jusqu’aux sphères les plus intimes de l’individu, avec son assentiment?
- La chose perverse avec les réseaux sociaux, c’est qu’ils écrasent le caractère mouvant et polyphonique de notre identité. Dans la vie réelle, on adapte nos rôles à nos interlocuteurs. Sur Facebook, on présente un seul discours, une seule image, notre intimité parfois, à tout le monde, indifféremment. Beaucoup ont l’impression d’être libres en s’exprimant sur ce support, alors que bien au contraire, on adopte souvent des comportements par mimétisme. Sans prendre conscience que l’on se normalise, insidieusement.
A lire
Stéphanie Pahud, «LANORMALITÉ», Ed. L’Age d’Homme, 200 p.