Conformément au désir exprimé par M. Schwarzenberg, nous avons visité: Oranienburg, Ravensbrück et enfin Auschwitz. Pour ce dernier camp, nous avons profité d’un voyage à Teschen, le détour ne fut par conséquent pas très important.

Tout au long des routes, des pistes polonaises pour être plus exact, qui mènent de Teschen à Auschwitz, nous avons rencontré des groupes d’hommes et de femmes, encadrés de SS, portant l’habit rayé des K.Z. et formant des petits Kommandos. Ces Kommandos travaillent tantôt à l’agriculture, tantôt aux mines.

Ces gens, malgré le travail en plein air, ont tous le teint blafard, cendré. Tous marchent au pas et en rang de quatre; les gardes, le fusil sous le bras, sont des SS de la Division Totenkopf. Nous ne chercherons pas à rendre compte de «l’atmosphère», chacun imagine sans trop de peine ces colonnes de forçats où il n’y a plus aucun individu, seulement des numéros. Chaque interné en K.Z., homme ou femme, est habillé de toile à grandes raies bleues et grises délavées. Le numéro est marqué sur la poitrine et sur le bras gauche. Les femmes ont dans cette étoffe un sarrau, les hommes veste et pantalons. Chacun porte une cape genre béret basque. Quand un groupe passe devant un drapeau noir des SS, un officier ou une sentinelle, les internés enlèvent leur béret d’un geste mécanique très rapide et avec ensemble de nouveau se recoiffent avec une synchronisation effarante.

Tous ces crânes rasés sont à distance d’une étonnante similitude. Vus de près, tête nue ou le béret droit posé sur le front, les visages amaigris et fatigués sont remarquables d’intelligence. Sans bouger la tête, les yeux nous dévisagent avec curiosité.

Nous arrivons enfin à Auschwitz et après avoir eu la patience nécessaire nous sommes introduits à l’intérieur du K.Z. Du camp même nous n’apercevons que 6 à 8 très grandes casernes en brique rouge. Ces bâtisses paraissent neuves, toutes les fenêtres sont munies de barreaux, le camp est entouré d’un mur en plaque de béton, mur très haut, surmonté d’une garniture de barbelés.

Entretien avec le commandant: Comme à Oranienburg et à Ravensbrück, les officiers sont ici à la fois aimables et réticents. Chaque mot est bien calculé et l’on sent la crainte de laisser échapper le moindre renseignement.

1. Les distributions des envois faits par le Comité semblent être admises et même réglées par un ordre général valable pour tous les K.Z.

2. Le commandant nous dit que les paquets adressés personnellement à un Schutzhäftling sont toujours remis intégralement.

3. Il existe des hommes de confiance pour chaque nationalité (Français, Belges, pas d’autre nationalité citée, mais certainement plusieurs autres).

4. Il existe un Judenälteste responsable pour l’ensemble des internés juifs.

5. Les hommes de confiance et le Judenälteste peuvent recevoir des envois collectifs, ces envois sont distribués librement par eux. Les paquets personnels arrivant à un nom inconnu au camp sont remis à l’homme de confiance de la nationalité en question.

6. La distribution des envois faits par le Comité nous paraît certaine. Nous n’avons pas de preuves mais notre impression est que le commandant dit vrai quand il affirme que ces distributions se font régulièrement et que tout vol est puni très sévèrement.

7. Il arrive que les internés d’une nationalité n’ayant pas reçu d’envois de Genève sont trouvés en possession de l’un ou l’autre article expédié par le CICR. Pour empêcher cela, le commandant a ordonné que tous les paquets doivent être consommés immédiatement dès la ­distribution. Le commandant paraît satisfait de cet ordre et nous a demandé si c’était bien également dans nos intentions que les paquets envoyés à une nationalité déterminée restent strictement dans le cadre de cette nationalité. Nous avons répondu affirmativement et nous avons remercié le commandant tout en précisant pourtant le caractère humanitaire, non politique, de ces envois et que nous ne considérons pas comme grave si une partie des paquets est remise à d’autres internés. En effet, contrôlé par une sentinelle qui n’est pas obligatoirement intelligente, cet ordre de tout manger immédiatement peut se transformer dans une nouvelle forme de torture très raffinée. Il serait peut-être bon d’envoyer de Genève une lettre à ce sujet, précisant la position du Comité.

Nous espérons pouvoir vous faire parvenir bientôt des noms, prénoms et numéros de Schutzhäftlinge détenus à Auschwitz ainsi que leur nationalité. En effet, un Kommando de PG britannique travaille dans une mine à Auschwitz en contact avec ces gens. Nous avons prié l’homme de confiance principal de Teschen de faire son possible pour obtenir de l’homme de confiance du Kommando d’Auschwitz tous les renseignements utiles.

Spontanément, l’homme de confiance principal britannique de Teschen nous a demandé si nous étions au courant au sujet de la «salle de douches». Le bruit court en effet qu’il existe au K.Z. une salle de douches très moderne où les ­détenus seraient gazés en série. L’homme de confiance britannique a, par l’intermédiaire de son Kommando d’Auschwitz, essayé d’obtenir confirmation de ce fait. Ce fut impossible de rien prouver. Les Schutzhäftlinge eux-mêmes n’en ont pas parlé.

Une fois de plus, en sortant d’Ausch­witz, nous avons l’impression que le mystère reste bien gardé. Nous emportons pourtant la certitude que des envois sont à faire, la plus grande quantité possible. Une fois encore, disons que nous croyons que ce qui est envoyé est remis intégralement aux détenus.

Dr Rossel

Délégué du CICR

A lire:

Une Mission impossible? Le CICR, les déportations et les camps de concentration nazis. Jean-Claude Favez. Payot, 1988.

Le Comité international de la Croix-Rouge et la protection des victimes de la guerre. François Bugnion. CICR, 1994.