identité
La Société suisse d’utilité publique veut un nouvel hymne. But: troquer le psaume contre un texte contemporain
Paradoxes de l’«helvétitude». Si l’on veut réunir une assemblée qui chante notre hymne national d’un bout à l’autre, avec toutes les paroles, il faut recruter des naturalisés de fraîche date qui l’ont appris par chœur et qui ne l’ont pas encore oublié. Les autres? Ils ne connaissent pas.
C’est une des raisons qui ont poussé la Société suisse d’utilité publique (SSUP) à entreprendre de troquer notre hymne méconnu contre un autre, flambant neuf, choisi à l’issue d’un concours et offert ensuite en cadeau au Conseil fédéral pour qu’il soit adopté. Après une première annoncée le 1er août 2012, le projet – nom de code: «CHymne», – a été présenté officiellement à la presse ce mardi 3 décembre.
■ Qu’est-ce qu’on reproche à l’hymne actuel?
«Il donne surtout les prévisions météo. On a le tonnerre qui arrive, l’aurore qui point… C’est un mélange entre un psaume et le temps qu’il fait», relève Oscar Knapp, président de la Radio-Télévision romanche (RTR) et coprésident romanchophone du jury. Un psaume, c’est-à-dire un texte religieux, pas national… «L’auteur l’a conçu comme un psaume, pas comme un hymne», ajoute Jean-Daniel Gerber, président de la SSUP. La pire tare du texte? «Personne ne le connaît. Celui qui dit le contraire est un menteur. Au-delà des trois premiers mots, on chante «la-la-la»…» martèle Pierre Kohler, maire de Delémont et coprésident romand du jury. Promesse solennelle: «Cet hymne-là, je ne le connais pas. Le prochain, je le connaîtrai par cœur.»
■ Comment se fait-il que des privés entreprennent de changer l’hymne national?
C’est ce que se demande la presse étrangère. «Les correspondants du Guardian et du New York Times m’ont interrogé là-dessus, ils étaient très étonnés. Ils me disaient: dans les autres pays, ce serait l’apanage du Ministère de la culture ou du président, une telle initiative ne pourrait pas venir d’en bas. Mais ce mouvement du bas vers le haut est typiquement suisse», explique Lukas Niederberger, directeur de la SSUP. Un «bas» tout relatif. Car depuis sa fondation en 1810, la Société suisse d’utilité publique a été étroitement associée à l’action sociale de l’Etat fédéral. Comme la Société l’écrit elle-même sur son site internet, «d’innombrables idées lancées par la SSUP sont toujours d’actualité. Citons en exemples l’école obligatoire et le cube Maggi.» Véridique.
■ Que souhaite-t-on, côté texte?
Les paroles doivent «refléter la teneur, le sens et l’esprit du préambule de la Constitution fédérale suisse de 1999», précise le règlement. Constitution qui, rappelons-le, avais été soumise au vote et approuvée par la majorité du peuple. «Il y a là-dedans des mots et des formules tels que «liberté», «démocratie», «solidarité», «ouverture au monde», «respect de l’autre», «équité», «responsabilité envers les générations futures», «la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres»… Nous avons ce texte magnifique, dont beaucoup de pays sont sans doute jaloux», avance Lukas Niederberger.
C’est vrai. «Ce matin, j’ai eu un journaliste français au téléphone, il était très intéressé par notre démarche. Il disait: le texte de notre hymne ne me plaît pas non plus, il faudrait qu’on fasse comme vous», raconte Jean-Daniel Gerber. «Ce texte contient des idées politiques, sociales, environnementales, le respect des minorités… Il y a tout là-dedans», s’enthousiasme Oscar Knapp. Certains trouveront même ce préambule carrément utopiste. Jean-Daniel Gerber: «Ce sont les règles du jeu. S’il vous paraît futuriste, c’est votre problème.»
Les concurrents et le jury décideront s’ils souhaitent garder l’invocation «Au nom de Dieu Tout-Puissant» qui ouvre le préambule et qui semble flotter aujourd’hui là-dessus comme un cheveu sur la soupe (c’est le seul texte fédéral qui contient du surnaturel). «Et si quelqu’un veut enrichir l’hymne avec des descriptions de la nature comme il y en a dans les paroles actuelles, il en a évidemment la liberté artistique», explique Lukas Niederberger. Quoi d’autre? Pierre Kohler: «Il faudrait enfin un texte populaire. Je me réjouis de l’entendre chanter par des chorales, des clubs de yodel et de foot.»
■ Et la musique?
Formule un peu floue: «La ligne mélodique de l’hymne national actuel doit, en principe, être reprise pour le nouvel hymne, sous réserve toutefois de la liberté artistique», lit-on dans le règlement. En clair? Lukas Niederberger: «On veut un bon compromis entre du changement et pas de changement.»
La mélodie, lit-on aussi, devrait pouvoir «conserver une valeur pérenne». Objectif très ambitieux selon le correspondant du New York Times: «Il n’y a peut-être que 100 morceaux au monde qui remplissent ce critère. Croyez-vous pouvoir obtenir une telle œuvre en six mois sur commande?» Allons, tout le monde sait qu’un tube impérissable voit le jour en moins de temps que cela…
■ Quel sera le déroulement des opérations?
Un jury a été formé, composé d’une trentaine de personnes – parmi lesquelles, côté romand, on repère l’écrivaine Anne Cuneo, l’ancien rédacteur en chef du Matin Peter Rothenbühler ou le conseiller d’Etat UDC valaisan Oskar Freysinger – et doté de quatre coprésidents représentant les régions linguistiques. Les candidatures devront être anonymes. «Si quelqu’un de très connu, par exemple Stephan Eicher, veut participer, il faudra qu’il livre un enregistrement où il ne chante pas lui-même, afin qu’il ne soit pas reconnaissable», souligne Lukas Niederberger. Plusieurs chanteurs célèbres ont semble-t-il accepté de siéger dans le jury, mais se sont ensuite retirés pour pouvoir participer en tant que candidats…
La SSUP pense recevoir 50 à 100 dossiers. Et ensuite? «Le jury choisira 10 œuvres. Nous laissons ouverte la question de la sélection finale: choix du jury, consultation plus large, vote populaire… Cela va se décider dans les prochaines semaines.» L’heureux élu deviendra-t-il riche? Le concours a une dotation en argent (10 000 francs pour le premier prix). «Mais l’artiste ne touchera pas des droits d’auteurs à chaque fois que l’hymne est joué. S’il y a de l’argent qui est généré, il faut qu’il soit destiné à des projets sociaux.»
■ La première annonce date du 1er août 2012. Le concours est présenté officiellement aujourd’hui, la soumission au Conseil fédéral aura lieu fin 2014: c’est long…
Jean-Daniel Gerber: «Nous avons analysé les anciens essais de renouvellement de l’hymne – il y en a eu beaucoup au fil des ans – et nous avons remarqué qu’ils étaient tous trop rapides. Notre lenteur permet de voir les réactions, d’habituer l’opinion… Nous allons aussi lentement que la musique de notre hymne actuel. En 2012, nous avions 10% de chances d’aboutir. Aujourd’hui, je crois qu’elles sont déjà à 30%.» Le Conseil fédéral a-t-il été prévenu? Lukas Niederberger: «Non. On lui soumettra le gagnant et il fera ce qu’il voudra. Il pourra accepter, créer une commission pour en débattre, nous dire que si nous voulons changer d’hymne, il faut une initiative populaire… Ce n’est pas dans nos mains.»