«Le clash des générations». L’expression sonne tellement bien qu’il est difficile de résister à sa concise simplicité. Féminisme, environnement, antispécisme, culture professionnelle… l’opposition supposée entre «les jeunes» (qui se mobiliseraient pour le climat, les droits des femmes, ceux des animaux et des insectes, en passant leur nuit à chercher la bonne métaphore pour leur pancarte de carton recyclé) et «les vieux» (qui remettraient en cause l’intérêt de cette mobilisation en passant leurs journées à marmonner «on ne peut plus rien dire/rien faire») a été maintes fois avancée ces derniers mois.

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Le paroxysme de sa gloire médiatique a été atteint récemment, lors de l’apparition de l’expression «Ok boomer» à la fin de 2019. Que signifie-t-elle? Employée par un jeune pour clouer le bec à son aîné baby-boomer (né entre 1946 et 1964), celle-ci peut être traduite par «Cause toujours mon vieux», dans sa version policée. Née sur des réseaux sociaux, la formule est devenue virale l’été dernier, avant que le New York Times lui consacre un article à l’automne 2019. Dans la foulée, le 5 novembre, la députée néo-zélandaise Chlöe Swarbrick, 25 ans, lance un cinglant «OK boomer» à un parlementaire plus âgé, qui croit bon de huer son discours sur l’urgence climatique.

Celle-ci expliquera ensuite au Guardian que l’expression se voulait «symbolique de l’épuisement collectif de plusieurs générations appelées à hériter de problèmes de plus en plus énormes dans un laps de temps toujours plus court». Génération qui a par ailleurs parfois été moquée par des intellectuels quinquagénaires – le plus célèbre d’entre eux étant peut-être Bret Easton Ellis, qualifiant «les millennials» de «génération chochotte».

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Epoque vs génération

Il n’en fallait pas davantage pour que fleurissent les articles sur la supposée fracture générationnelle entre une jeunesse progressiste et politisée, mobilisée ces derniers mois dans la rue, et des baby-boomers apathiques. Rien de nouveau sous le soleil. «Monter une génération contre une autre est une manière de mettre en scène des problématiques qui nous dépassent. Dès qu’on ne comprend pas un phénomène de société, on le met sur le compte d’un clash générationnel, note Serge Guérin, sociologue spécialiste des questions liées au vieillissement et à la «seniorisation» de la société, auteur de La guerre des générations aura-t-elle lieu? D’ailleurs, «au sujet du climat, on n’a pas attendu Greta Thunberg pour opposer les générations: le procédé a déjà été observé au sommet de Rio en 1992 lorsqu’une Sud-Africaine de 12 ans, Severn Cullis-Suzuki, avait prononcé un discours marquant et chargeait déjà sa «génération» de la responsabilité de l’action face à de supposés adultes passifs, précise Vincent Cocquebert, auteur de Millenial Burn Out. On réactive aujourd’hui par effet de polarisation les mêmes dynamiques narratives.»

«Mais le problème, c’est que ce discours médiatique confond l’époque, ses enjeux d’une part, et la notion de génération d’autre part», analyse Serge Guérin. On est plus conscients aujourd’hui de l’urgence climatique parce que les faits sont là, il y a un consensus scientifique autour des rapports du GIEC, et cette conscience traverse les classes d’âge.» Les derniers chiffres de la Confédération, publiés suite à une enquête menée auprès de 3030 personnes âgées de 15 à 74 ans, lui donnent raison: Alors que 36% de la population suisse considéraient la perte de biodiversité comme très dangereuse en 2015, 54% étaient de cet avis en 2019, toutes classes d’âge confondues. Dans le cas des changements climatiques, cette part est passée de 34 à 51%.

Le problème, c’est que ce discours médiatique confond l’époque, ses enjeux d’une part, et la notion de génération d’autre part

Sergue Guérin

Qui parle de quoi, au juste?

A cette confusion entre génération et époque vient s’ajouter la méprise collective liée aux termes mêmes du sujet, les notions de «baby-boomers» et de «millennials» ne reposant sur rien d’autre qu’une cohorte démographique. Or, en matière d’engagement politique, «On devrait faire preuve d’une grande prudence en ce moment, estime Alexandre Dafflon, sociologue à l’UNIL, spécialiste de la socialisation politique et des jeunesses rurales, parce que les «jeunes» ne se mobilisent pas tous de manière unanime pour le climat. Ceux qui se mobilisent, selon les enquêtes que mes étudiants ont pu mener en Suisse, sont d’une part ceux qui ont des parents politisés – souvent à gauche, qui les encouragent dans cette démarche et se joignent parfois aux cortèges – et d’autre part ceux qui s’épanouissent dans une nouvelle classe sociale plus cultivée. Les autres jeunes du même âge, notamment issus des classes sociales défavorisées ou loin des centres urbains, se sentent bien moins concernés.»

Dans les faits, l’engagement se joue surtout sur l’éducation: un jeune avec un master aura beaucoup plus de valeurs en commun avec un sexagénaire du même milieu social qu’avec un jeune de son âge sans diplôme

Vincent Cocquebert

Son hypothèse: la mobilisation «de gauche» se pare simplement de nouveaux atours aujourd’hui: «Les mouvements de solidarité avec le «tiers-monde» ou antimondialisation, qui ont pu galvaniser les parents de ces jeunes, sont éclipsés par les enjeux climatiques aujourd’hui. Dans les deux cas: c’est le changement de société qui est au cœur de ces revendications, et ce sont les mêmes groupes sociaux qui l’exigent.» Quant aux baby-boomers soi-disant désintéressés, «si on veut vraiment analyser la question en ces termes, selon la dernière étude européenne «Valeurs» réalisée en 2018, il se trouve que, sur les questions écologiques, la cohorte née dans les années 1970 est la plus écolo. Les études du Credoc montrent aussi que les plus gros mangeurs de viande sont les 18-25 ans», résume Vincent Cocquebert.

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Comment en est-on arrivé à flirter avec le contresens? Les trois sociologues pointent du doigt la paresse intellectuelle véhiculée par le discours «millennials vs boomers», qui offre des caricatures de cohortes définies tous les vingt ans. Mais aussi, plus globalement, la réticence médiatique, depuis les années 1980, à se pencher réellement sur les rapports de classe, qu’on juge souvent désuets. «Peut-être est-ce lié à l’effondrement de la gauche, qui était censée porter ce discours», avance Serge Guérin. Ces rapports de classe restent pourtant extrêmement structurants, souligne Vincent Cocquebert: «Dans les faits, l’engagement se joue surtout sur l’éducation: un jeune avec un master aura beaucoup plus de valeurs en commun avec un sexagénaire du même milieu social qu’avec un jeune de son âge sans diplôme.» En d’autres termes, pour Serge Guérin: «Le terme OK boomer est réducteur au point d’illustrer la réduction même de la pensée.»


COMMENTAIRE: De l’importance de la nuance

Les jeunes versus les vieux, les féministes versus les antiféministes, les écologistes versus les climatosceptiques, les antispécistes versus les épicuriens… On pourrait poursuivre la litanie encore longtemps. Comme si le monde entier s’était paré de lunettes à verres blancs d’un côté, noirs de l’autre. Comme s’il n’y avait plus de place pour la complexité. A l’heure des chaînes d’information en continu, de l’économie de l’attention, il faut du simple, du concis, qui mène trop souvent aux raccourcis. Ainsi tente-t-on de dresser des barrières, pourtant érigées sur des bases branlantes: «OK boomer» – ou l’expression de la lassitude des «jeunes» à l’égard des «vieux».

Voici venu un nouveau «clash des générations», nous répète-t-on. Mais de quelles générations parle-t-on? Sait-on encore ce que ce terme recouvre? Bien sûr, il est plus vendeur pour le discours médiatique d’opposer deux entités plutôt que de rendre compte d’une pluralité de points de vue. Mais cette entreprise est trompeuse, et ne se fait pas sans risque: elle donne à voir une société constellée de conflits entre des groupes prétendument homogènes, à l’instar des jeunes activistes pour le climat qui s’opposeraient aux quinquagénaires insouciants, bien assis dans leur fauteuil de conseil d’administration. Or, les «jeunes» ne participent pas tous aux marches pour le climat, de même que des études récentes démontrent une sensibilité écologique très élevée chez les enfants des années 1970. Les dernières statistiques de l’OFS soulignent d’ailleurs que, chez les 15 à 74 ans, la crainte d’une perte de la biodiversité et du changement climatique a augmenté de presque 20% en quatre ans, tous âges confondus. On a fait mieux en termes de «fracture».

Un certain Romain Gary a écrit un jour: «Le blanc et le noir, il y en a marre. Le gris, il n’y a que ça d’humain.» Peut-être que cette incapacité à se saisir du «gris» – de la diversité humaine, donc –, cette tendance à plonger tête la première dans la simplification, répond à certains impératifs de l’époque: la rapidité, le buzz. Mais rappelons-nous aussi qu’elle peut se faire au détriment d’une pensée plus complexe, pourtant bien plus juste. MARION POLICE