«Nous créons du contenu familial chaleureux et avons plus de 15 millions de followers sur le Web, et des milliards de vues. Notre but est de nous amuser et de faire sourire autant de monde que possible», annonce fièrement la «Eh Bee Family» sur son site. Dans cette tribu youtubeuse américaine, il y a Andres, le père de 38 ans, celui qui tient toujours le smartphone, «Maman Bee», 36 ans, et leurs deux enfants, surnommés «Monsieur Singe», 9 ans, et «Mademoiselle Singe», 11 ans. Des petits singes savants? Presque. Car chaque vidéo des Bee tient du zoo intime.

Dans celle postée le 17 février 2016, et intitulée «Concours de danse surprise» (256 206 vues), on peut voir Monsieur Singe se faire couper les cheveux, Mademoiselle Singe chez la pédicure, Maman Bee à la gym, avant une chorégraphie improvisée dans le salon. Chaque séquence est copieusement commentée par le géniteur des prétendus primates. Son fils a obtenu une sucette chez le coiffeur? Débauche de «Wouaah!» paternels. Il tarde à réagir quand le mobile est braqué sur lui? «Parle! Dis quelque chose!» L’œuvre étant destinée à la postérité numérique, les Bee semblent avoir cessé de se regarder. Même lorsqu’ils se parlent, leurs yeux restent braqués vers le smartphone qui alimente en continu Facebook, Instagram, Twitter, Vine et Snapchat. Des efforts payants: le petit zoo intime est aujourd’hui sponsorisé par Disney, Pepsi, Samsung, Nestlé…

Ces vlogs (blogs vidéo) familiaux, façon téléréalité domestique, sont majoritairement américains et existent par centaines sur YouTube. Les plus connus restent les «Shaytards» et leurs cinq enfants, «Ellie et Jared», deux garçons en bas âge, et Judy Travis, dont la seule vidéo d’accouchement en direct a raflé 17 266 619 vues.

Extimité triomphante

Bien sûr, l’exhibition de descendance n’est pas toujours aussi sophistiquée. C’est parfois une simple photo qui fait la fierté parentale, postée ici et là. Et vient gonfler les statistiques: le Wall Street Journal estime qu’à 5 ans, un enfant a déjà 1000 portraits sur Internet. Ce phénomène a gagné son nom: le «sharenting», contraction de «share» (partager) et «parenting» (parentalité). «Le basculement s’est fait avec l’accès aux abonnements illimités, constate Catherine Lejealle, sociologue du digital. Une quasi-gratuité qui a bouleversé la manière dont chacun documente son quotidien, du plat qu’il mange à sa toilette dans la salle de bains. Autrefois, la photo était une mise en scène des grandes occasions: mariage, baptême, anniversaire. Aujourd’hui, chaque seconde est mise en scène, et n’a de valeur que partagée. Nous sommes dans l’ère de l’euphorie du partage d’existence.» Et dans l’extimité triomphante, une intimité entièrement tournée vers le dehors. «Longtemps, nous avons cru que Big Brother serait une puissance totalitaire. Finalement, chacun accepte d’être son propre bourreau. Et montrer ses enfants devient un élément majeur de cette réalisation de soi dans une existence où le travail n’est plus épanouissant, où les couples éclatent souvent…»

Marqué à vie

En 2014, on estimait à 1,8 milliard les photos mises en partage dans le cosmos 2.0. En 2016, grâce à la prolifération des applis sociales, plus de 100 milliards de clichés seront partagés, selon le site Coupofy. Bref, toujours plus de selfies, de clichés de plats sur le point d’être ingérés… et d’enfants. Le sharenting possède même ses sous-genres narratifs: de la première échographie livrée sur Facebook, aux millions de photos d’allaitement en libre accès sur Instagram, des petites demoiselles déguisées en princesses, entonnant une comptine sur Vine (une appli de vidéos de 6 secondes), aux jeunes turbulents qu’il devient courant de moquer, selon la nauséabonde tendance (américaine, encore) du «Kid Shaming», ou l’humiliation d’enfant. Là, une fillette agrippe de ses doigts potelés la pancarte: «J’ai vomi dans mon nouveau siège enfant». Ici, un bébé dort avec une feuille posée sur son ventre précisant: «Je me mets à hurler dès que maman s’assied pour dîner», tandis qu’une autre fillette de moins de 6 ans affiche: «Je peux mentir en regardant droit dans les yeux.»

«Embarqués dans le mouvement du virtuel, l’immédiateté du clic, beaucoup perdent toute faculté de jugement, constate la philosophe et psychanalyste Elsa Godart, auteure de «Je selfie, donc je suis» (Albin Michel). Or montrer ses enfants est dommageable dans la mesure où ils sont chosifiés, on s’approprie leur devenir, la possibilité pour eux de raconter leur propre histoire ultérieure.» Sans oublier que chaque portrait est désormais scanné par les algorithmes, et les applis permettant d’obtenir, via une simple photo, une biographie personnelle (anniversaire, adresse, goûts, mauvaises habitudes…) seront bientôt légion. «En communication, on dit déjà qu’une photo vaut mille mots, prévient Catherine Lejealle. Et même si la Cour européenne vient de valider le droit à l’effacement, c’est-à-dire la possibilité de réclamer à Google et autres de déréférencer une donnée embarrassante, on sait aujourd’hui qu’on n’efface rien. On peut seulement essayer de rendre une donnée moins visible. De toute façon, personne ne souhaite effacer ses traces. Tout le monde répond que construire son identité est un tel investissement, un tel travail pour exister, qu’il n’y a aucune raison de disparaître.»

Eduquer les parents

Au nom de la légende numérique parentale, les photos d’enfants continuent donc de proliférer. Stéphane Werly, le préposé cantonal à la Protection des données et à la transparence (PPDT) de Genève, constate: «Le fait d’être photographié est une atteinte au droit à l’image, et nous sommes d’ailleurs là pour vérifier qu’il n’existe aucune dérive… mais seulement dans le cadre scolaire. Nous pouvons prévenir les enseignants des risques de mettre en ligne des clichés d’enfants, réclamer des mots de passe, mais les parents ne relèvent pas de notre compétence. Il faudrait sûrement en éduquer quelques-uns. D’ailleurs chaque individu est protégé par la loi: quiconque estime que sa personnalité est atteinte par une photo, un commentaire, peut saisir les tribunaux, et se retourner, même contre ses parents…» C’est un signe, Facebook, multinationale qui gagne pourtant des milliards en exploitant chaque donnée personnelle, vient d’annoncer réfléchir à une notification d’alerte pour les personnes s’apprêtant à publier une photo d’enfant. La peur de l’inévitable retour de bâton?