«La parole se libère aussi sur l’infertilité»
Santé
Dans le livre «Génération infertile? De la détresse au business», publié ce mercredi 9 mars, trois journalistes enquêtent sur un tabou: l’hypofertilité. Médecins, sociologues, psychologues, démographes et couples passent au crible ses causes et ses conséquences

Sommes-nous plus infertiles qu’avant? Est-ce la faute de notre environnement? De notre mode de vie? Comment se vit aujourd’hui cette difficulté à avoir des enfants? Trois journalistes trentenaires dont la vie a été bousculée par l’infertilité ont mené l’enquête sur ce sujet encore tabou qui concerne 18 à 24% des couples hétérosexuels. Dans Génération infertile? De la détresse au business, enquête sur un tabou (Ed. Autrement), Estelle Dautry, Pauline Pellissier et Victor Point donnent la parole à des scientifiques mais aussi à de nombreux couples engagés dans un parcours de PMA. Leur objectif: lever le voile sur une réalité souvent méconnue et améliorer la prise en charge de tous ceux qui peinent à devenir parents.
Le Temps: Comment vous est venue l’idée de ce livre?
Pauline Pellissier: Victor et Estelle, de même que mon conjoint et moi-même, avons dû recourir à la PMA [procréation médicalement assistée] pour devenir parents. Nous nous sommes beaucoup documentés sur ce sujet et il nous a semblé qu’il manquait une enquête transverse, qui donne la parole à des médecins, des sociologues, des psychologues, des démographes… mais aussi à des couples concernés par la question. Nous avons construit un long questionnaire que nous avons diffusé notamment via les réseaux sociaux: près de 500 personnes y ont répondu.
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Estelle Dautry: Nous avons voulu montrer la diversité des parcours et des vécus selon l’âge, la situation financière, la région, le rapport de chacun à son infertilité… Nous avons aussi interviewé des personnes qui ont été suivies à l’étranger pour des dons d’ovocyte ou de sperme, d’autres dont le projet d’enfant n’a jamais abouti. Les FIV [fécondations in vitro] ne sont pas une solution miracle: seules 40% d’entre elles permettent d’avoir un bébé après huit ans de parcours.
Peut-on dire que l’infertilité a augmenté ces dernières années?
Victor Point: L’infertilité n’est pas une stérilité mais plutôt une hypofertilité, une difficulté à avoir des enfants. On estime qu’aujourd’hui un couple sur six ne parvient pas à avoir un enfant après un an d’essai mais les chiffres sont un peu biaisés car ils ne reposent que sur le parcours médical. Selon une étude suisse, 50% des couples infertiles ne consultent pas et 20% attendent plus de deux ans avant de faire appel à un médecin.
Pauline Pellissier: La production spermatique baisse depuis les années 1940, partout dans le monde. Selon l’épidémiologiste américaine Shanna H. Swan, le nombre de spermatozoïdes produits dans les pays occidentaux aurait chuté de 59% entre 1973 et 2011. Elle affirme même que si cette courbe se poursuit sur sa lancée, la majorité des couples devrait avoir recours à la PMA à partir de 2045. Si votre fertilité est un peu altérée et que vous rencontrez quelqu’un de très fertile, vous n’aurez peut-être aucun mal à avoir des enfants, mais la difficulté peut venir de la rencontre entre deux partenaires peu fertiles, ce qui risque de se produire plus souvent dans les années à venir…
Comment expliquer cette évolution?
Estelle Dautry: Même si leur effet est difficile à mesurer avec précision, plusieurs études pointent le rôle néfaste des perturbateurs endocriniens sur le fonctionnement hormonal des hommes comme des femmes. Ils peuvent aussi avoir des conséquences sur le bébé à naître, qui aura une réserve ovarienne plus faible que la moyenne ou bien des spermatozoïdes de moins bonne qualité…
Pour mettre toutes les chances de son côté, on peut essayer de changer un peu son mode de vie – manger bio, faire attention à ses cosmétiques ou à la peinture dans les chambres – mais il ne faut pas non plus en faire une injonction supplémentaire pour les couples qui en subissent déjà beaucoup. Ce n’est pas parce qu’on bannit les plats en plastique du four à micro-ondes qu’on va tomber enceinte!
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Victor Point: Certains comportements – tabac, alcool, alimentation, sédentarité – nuisent directement à notre fertilité. Il y a aussi l’augmentation de l’obésité ou encore la généralisation de la pilule qui tend à masquer des symptômes qui pourraient alerter… Mais le principal facteur reste le recul de l’âge auquel on essaye d’avoir un premier enfant (31 ans en Suisse en 2020 contre 26 ans en 1970, selon l’Office fédéral de la statistique). Avec l’âge, la réserve ovarienne diminue mais certaines pathologies déjà existantes peuvent également se renforcer: endométriose, SOPK (syndrôme des ovaires polykystiques)…
Comment se vit l’hypofertilité aujourd’hui? Est-ce qu’on ose davantage en parler?
Pauline Pellissier: Il y a vingt ou trente ans, on gardait cela pour soi. Aujourd’hui, l’infertilité est évoquée dans des séries (Friends et Sex and the City ont été parmi les premières à l’évoquer), par des influenceuses, dans des podcasts (Sur le FIV, Alors c’est pour bientôt, Arrête d’y penser!…). Comme sur d’autres sujets intimes (les violences sexuelles, la dépression post-partum…), la parole se libère aussi sur les réseaux sociaux. Il est souvent plus facile d’évoquer son infertilité sur un groupe Facebook qu’avec ses amis qui ont déjà des enfants et qui peuvent faire preuve de maladresse…
Victor Point: Pour les hommes, le sujet reste très difficile à évoquer. Dans l’imaginaire collectif, l’infertilité masculine reste souvent associée à l’impuissance alors que cela n’a rien à voir. Certains médecins prescrivent même des examens et des traitements à la femme, sans même vérifier que tout va bien chez le mari… Qu’ils soient ou non à l’origine de l’infertilité, les hommes se sentent souvent mis à l’écart du processus lors d’un parcours de PMA.
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Quelles sont vos recommandations pour que cette infertilité soit mieux prise en charge?
Victor Point: Encourager les hommes à s’impliquer davantage, à prendre en main leur santé sexuelle dès la fin de l’adolescence. Un homme peut être infertile à 40 ans car il a été porteur sain d’une MST attrapée à 20 ans sans le savoir…
Estelle Dautry: Légiférer pour limiter l’impact des perturbateurs endocriniens, proposer à tous ceux qui le souhaitent un bilan de fertilité gratuit vers la trentaine, consacrer davantage de moyens à la recherche et à la PMA (généraliser par exemple le diagnostic préimplantatoire afin d’améliorer le taux de réussite des FIV…), lever le voile, enfin, sur les violences obstétricales et gynécologiques… Les soignants ne sont pas encore suffisamment formés pour accompagner les personnes infertiles.