Ce n’est qu’au bout de quatre années de voyage qu’il donna enfin un nom à sa chère monture. Il était en Argentine, au pied des Andes, à Mendoza, région viticole. Logé dans un gîte, il fit la tournée de plusieurs bodegas (caves à vin) avec quelques autochtones. Et après quelques verres, le cycliste, davantage contraint au régime à l’eau qu’au tord-boyaux, sombra…

Lorsqu’il se réveilla le lendemain, sa première pensée fut pour son vélo. Quel sort lui avait-il été réservé? Il le découvrit appuyé contre un arbre près de la pension, sans cadenas. Enorme soulagement. En hommage à ces personnes bienveillantes, Pascal Bärtschi baptisa sa bécane Malbec, du nom de ce cépage du sud-ouest de la France devenu l’icône de Mendoza. Tous deux reprirent la route, direction Santiago du Chili, où la roue arrière de Malbec passa à la révision tandis que la dentition de Pascal fut contrôlée (quatre caries, une dent cassée, un épais dépôt de tartre).

Des chiffres hallucinants

Il fallait bien cela avant de rallier le continent africain, ultime étape d’un périple à travers le monde entamé en 2012. En tout, 109 000 km parcourus, 59 pays traversés, 2121 jours dont 1229 passés sur la selle, 850 nuitées sous tente. Autres chiffres: 10 vols en avion, 23 ferrys empruntés, huit mois de travail volontaire, un seul jour de maladie, 5 grosses chutes à vélo, 50 crevaisons, 24 pneus et quatre selles utilisés. Pour un seul vélo.

On retrouve ce matin-là le couple à Lausanne. Pascal donne dans l’après-midi une conférence devant des étudiants. C’est un peu sa vie aujourd’hui: raconter son voyage en solitaire, des vertes plaines de Yellowstone (Wyoming, Etats-Unis) au plus aride des déserts, celui d’Atacama en Amérique du Sud, du mont Yotei au Japon bordé par une mer de brouillard aux pyramides de Méroé au Soudan, des ours placides d’Alaska aux éléphants affamés de Zambie. Il vient de publier un livre, Six ans à vélo autour du monde (Ed. Favre), qu’il a présenté chez lui à Lucens (VD). Il a achevé le montage d’un documentaire de 50 minutes réalisé à partir de ses propres images.

Mais pourquoi ce paisible jeune homme exerçant la profession d’électricien s’en est-il allé ainsi à coups de pédales, si loin et si longtemps? Premier élément de réponse: le papa est le directeur technique du Tour de Romandie, et le fiston a appris simultanément à marcher et à pédaler. Seconde explication: une blessure dans son existence l’a convaincu qu’il fallait «vite profiter de la vie». Voir le monde et ses habitants ailleurs, se confronter aux différences, établir un état des lieux de la planète – son constat est sévère, de la place scandaleuse des femmes à la souillure des terres et des mers.

Il écrit ceci alors qu’il traverse l’Ethiopie: «Je reste toujours admiratif de tous ces gens qui savent encore réparer les choses au lieu de les changer. Nous autres Occidentaux avons beaucoup à apprendre de ces peuples.» Pascal a donné son congé, vendu sa voiture, loué sa maison (le seul subside sur lequel il s’est appuyé), embrassé Elodie, sa fiancée, qui lui a tendu un foulard imprégné de son parfum – qu’il ramènera six ans plus tard – et il s’est dit, en ce 3 novembre 2012: «Quelle connerie je suis en train de faire!» L’Italie, la Grèce, la Turquie. Premières rencontres avec d’autres «globe-rouleurs» (il y en aura beaucoup). Une vieille carte Erasmus lui ouvre les portes des auberges de jeunesse et des cabinets de dentiste – il est fragile de ce côté-là.

A Sapporo, l’émotion…

En Cappadoce en Turquie, on lui répare complètement et gratuitement une prémolaire. «Moi qui avais refusé toutes les demandes de sponsoring, je me suis retrouvé avec le gouvernement turc comme mécène», sourit-il. En Chine, rien n’est écrit en anglais «et même le langage des signes ne marche pas». A Sapporo au Japon, pays aux belles pistes cyclables, onze mois pour 11 000 km… L’émotion est forte. Il pleure. Deux colis postaux sont posés sur une table de sa chambre. Sa maman, la logisticienne, lui adresse ses meilleures pensées suisses: chocolats, salamis et fromages.

Il pose parfois son vélo plusieurs mois, travaille contre un repas et une couche. Ça fait du bien: «Avoir les mêmes personnes qui gravitent autour de moi plus d’une semaine me fait sentir comme dans une famille.» Puis l’Océanie, les Amériques, l’Afrique. Et partout ces barrières aux frontières qui se lèvent sans grincer. «Les douaniers adorent les cyclistes», dit-il. Son meilleur souvenir? «Au Lesotho, j’étais bloqué à cause de la neige, il y avait un lodge pour riches, les domestiques m’ont fait un feu, ont volé de la nourriture destinée à la clientèle et m’ont donné un peu d’argent dans une enveloppe.»

Et le pire? Le vol de son ordinateur à Las Vegas, des caillassages à son passage, un éléphant qui a failli concasser Malbec et puis Fushia, sa confidente, figurine troll scotchée au garde-boue, amputée en Bolivie de deux jambes et d’un bras. Reste tout de même aujourd’hui le corps soudé à Malbec. Le 25 août dernier, tout le village l’a accueilli. Elodie était là. «J’ai beaucoup changé mais elle aussi, on s’est retrouvés», confie-t-il. Est-il un homme très différent? Il dit juste que la nuit, il aime à regarder le ciel à travers la fenêtre.


Profil

1980 Naissance à Payerne.

2012 Début de son tour du monde.

2018 Retour à Lucens (VD).

2019 Sortie de son livre et de son documentaire (www.pascalbaertschi.ch).