Deux ouvrages d’art construits récemment, à Genève et à Neuchâtel, créent de nouvelles connexions au-dessus de territoires auparavant infranchissables
Du train qui quitte la gare de Genève direction Lausanne, le voyageur aperçoit un pont à la ligne fuselée dont les parois de verre dépoli laissent apparaître une structure de poutres métalliques aux formes géométriques. L’ouvrage d’art de 160 mètres de long enjambe l’enchevêtrement des rails au cœur de la ville avec, de part et d’autre, de nouveaux quartiers qui émergent. A la suite d’un concours remporté en 2004 par l’architecte Pierre-Alain Dupraz, en partenariat avec l’ingénieur Laurent Chablais, la passerelle de la Paix a été inaugurée il y a deux mois, soit dix ans plus tard. Implantée sur les anciennes friches industrielles de Sécheron, elle fait désormais le lien, pour piétons et cyclistes, entre la Maison de la paix, le campus et les logements étudiants côté place des Nations, et l’immeuble Japan Tobacco côté lac, avec au milieu la gare de Sécheron.
A Neuchâtel, c’est la passerelle du Millénaire qui vient d’être distinguée ce vendredi 28 novembre, dans le cadre du Prix suisse des aménagements piétons, le «Flâneur d’or 2014». Elle s’inscrit dans la continuité du quartier Ecoparc, un complexe d’habitation et d’équipements collectifs, réalisation du bureau Bauart qui a vu le jour sur une ancienne friche ferroviaire. Surplombant la rue de Gibraltar douze mètres en dessous, l’ouvrage rapproche deux portions de ville séparées ici par un accident topographique.
La passerelle, concept urbanistique à la mode? Oui, car elle répond à une vision favorisant développement durable et mobilité douce. Mais aussi ouvrage intemporel dont un des précurseurs fut le général Dufour, qui fit respirer la Genève engoncée dans ses fortifications au XIXe siècle par ce moyen déjà, en réalisant le pont de fil de fer de Saint-Antoine par exemple, qui n’existe plus aujourd’hui.
Comme le précise l’historien de l’art Pierre Monnoyeur, «les passerelles permettaient de désenclaver la ville. A l’époque, il y avait seulement trois portes pour sortir de Genève, à Rive, place de Neuve et Cornavin. On s’est rendu compte qu’il fallait désengorger une cité qui étouffait comme dans un corset à l’intérieur duquel plus rien ne pouvait se développer.»
Créer des passages pour investir d’autres territoires et ainsi permettre l’extension de la ville. De la même manière que les passerelles de la Paix ou du Millénaire aujourd’hui offrent un nouvel espace à vivre, ouvrent des perspectives, élargissent l’horizon urbain. Tel le pas d’un géant foulant des lieux a priori infranchissables. Interview des concepteurs de ces traversées à emprunter à pied ou à vélo. Pierre-Alain Dupraz, architecte, concepteur de la passerelle de la Paix à Genève
Le Temps: Pour un architecte, une passerelle urbaine, c’est un projet stimulant?
Pierre-Alain Dupraz: Oui, on est proche du land art. C’était fascinant de travailler dans un contexte d’espace ferroviaire a priori repoussant. Ce que j’ai aimé dans le développement de ce projet, c’est qu’on intervenait dans un territoire en mutation et qu’il fallait anticiper en ayant une vision.
– Comment construit-on un ouvrage de cette ampleur au-dessus d’un réseau en activité et en pleine ville?
– Le timing du chantier était très ardu, il fallait se caler sur les chantiers voisins. Aujourd’hui, l’immeuble Japan Tobacco est quasiment fini. Mais au moment de la construction de la passerelle, nous avions toute l’esplanade de ce chantier à disposition pour faire le montage, ce qui a été très précieux. Pendant deux semaines, nous avions pris nos marques aussi du côté de la Maison de la paix avant que le chantier démarre. La passerelle, c’est un peu le symbole de cet ouvrage: relier les territoires mais aussi les gens entre eux, c’était fondamental pour harmoniser le tout.
– Les trains passent en continu. Vous ne pouviez pas avoir d’emprise au sol?
– Les CFF nous ont permis d’installer des piles provisoires en cours de chantier pendant deux mois, ce qui a provoqué la réduction d’une voie CFF d’un côté et de l’autre. Elles étaient positionnées à un endroit qui ne gênait pas le train Genève-Lausanne. Les éléments ont été installés pendant la nuit, le trafic étant interrompu de minuit et demi à 4h du matin.
– A quelles difficultés d’organisation avez-vous dû faire face?
– Quand la Ville de Genève a lancé le projet, il a fallu convaincre les CFF de son urgence. Pris par le chantier de la gare Cornavin, ils avaient d’autres impératifs. Les CFF ont dû faire dévier des lignes à haute tension en une nuit et donc couper l’électricité, par exemple, une opération qu’il fallait planifier de six à douze mois à l’avance.
Autre exemple: les géomètres (qui retranscrivent l’implantation et le périmètre dans lesquels l’architecte intervient de manière très précise en 3D) travaillaient de chaque côté sur des secteurs différents et on s’est rendu compte qu’il y avait des variations de 5 cm, ce qui est très important pour un ouvrage d’art. Cela signifie qu’un appui est décalé de 5 cm, ce qui nous a fait revoir les plans.
– Cette passerelle, vous l’aviez imaginée il y a dix ans. Comment être sûr que le projet allait s’insérer harmonieusement dans un environnement bâti qui n’existait pas alors?
– C’était la difficulté. Anticiper la réalisation des bâtiments de chaque côté et faire en sorte que l’ouvrage reste pertinent, entre en résonance avec eux. Par exemple pour la Maison de la paix, l’architecture a changé en cours de route. D’un bâtiment rectiligne, issu d’un premier concours, on est passé à la structure en pétales conçue par le bureau neuchâtelois IPAS. Nous avons dû prendre des options très claires, en restituant l’aspect sophistiqué des façades voisines grâce au vitrage, qui, en plus, diffuse de la lumière la nuit. Et l’objet en acier et béton rappelle aussi le domaine ferroviaire. Les puristes se demandent peut-être pourquoi il y a tant d’habillage mais c’est un lieu qu’on doit pouvoir vivre de l’intérieur quand on le traverse.
– Comment avez-vous fait en sorte que le piéton se sente en sécurité?
– Je souhaitais une passerelle à ciel ouvert. De par sa forme, avec un virage au milieu, et la hauteur variable des poutres sur toute la longueur, le promeneur a des vues différentes sur le paysage urbain, ce qui lui évite une traversée ennuyeuse. C’est à la fois une liaison fonctionnelle et la promenade du dimanche pour rejoindre le jardin des Nations et la Perle du Lac.
Par rapport aux voies CFF, il fallait trouver une solution pour protéger le promeneur d’un éventuel contact avec les lignes à haute tension, donc latéralement. Il y a comme un encorbellement sur les lignes de contact. Ce parti pris architectural nous a donné cette forme de triangle et permet d’avoir une structure relativement compacte et basse. Et pour éviter un éventuel sentiment d’insécurité, nous avons proposé un encadrement vitré, comme un balisage. La lumière est constante et accompagne le promeneur.
– Vous êtes le roi de la passerelle si on évoque encore celle du Mont-Blanc, dont on attend toujours la réalisation… Où en est le projet?
– J’ai gagné le concours en avril 2012 mais entre-temps il y a eu des débats politiques au sein du Conseil municipal. Nous sommes actuellement en attente d’un mandat d’étude qui nous permettra de déposer une demande d’autorisation et de crédit.
La petite traversée de la Rade ayant été refusée par votation, le projet de la passerelle du Mont-Blanc revient sur la table. La grande traversée, si elle est votée, sera tellement excentrée et autoroutière (vers le Vengeron et la Pointe-à-la-Bise) qu’elle ne pourra être mise en opposition avec elle.
Elles offrent un nouvel espace à vivre, ouvrent des perspectives, élargissent l’horizon urbain