Passe-temps d’enfances
Exposition
A Chambéry, une exposition met en scène le quotidien des petits Savoyards que deux siècles séparent. Christian Lecomte a imaginé l’étonnement d’un enfant d’aujourd’hui découvrant les longues veillées, les croyances et l’école du XIXe siècle
Epoque lointaine que l’enfant d’aujourd’hui n’imagine même pas. En ce temps-là, en 1859, le petit Lounès qui habite à Tizi Ouzou en Kabylie, à 1400 kilomètres de Paris, est Français. M’baye le Wolof, dont le père vient de s’engager dans le corps des tirailleurs sénégalais, est Français lui aussi. Anh Dao l’Annamite, courbée dans la rizière, voit au loin le drapeau tricolore hissé sur Saigon. Jean Duchosal, le petit Savoyard dont le village se trouve à 600 km de Paris n’est, lui, pas encore Français. Il le sera le 24 mars 1860, après la signature du Traité de Turin qui annexe la Savoie à la France.
L’enfant d’aujourd’hui – appelons-le Tom – trouve tout cela forcément très bizarre. Les livres, les documentaires diffusés à la télévision, les leçons d’histoire lui apportent, certes, un début de réponse mais ça ne suffit pas. Pour comprendre, se dit-il, il faut voir, sentir, éprouver. Mieux qu’un long-métrage en 3D: un voyage dans le passé…
Tom se rend au Musée savoisien, en plein centre-ville de Chambéry, préfecture de la Savoie. C’est un ancien couvent franciscain du XIIIe siècle, classé monument historique. Bâtisse un brin austère mais qui se révèle fascinante. C’est gratuit, il entre. Suit l’itinéraire fléché. «De la veillée à la télé, regards d’enfants 1860/2010», voilà l’exposition que Tom est venu visiter. La voix de Jean Duchosal, personnage fictif mais guide incollable, l’accueille. Jean est un enfant de cette époque, dans cette Savoie devenue française depuis peu. Il a 10 ans et nous raconte sa famille, son école, les métiers, l’alpage, les veillées. Les salles déclinent des pans de vie avec des objets d’époque dans les vitrines et des tableaux didactiques.
Tom commence par la veillée. Veillée? Il ne connaît pas. Le soir, il lit un peu. Regarde parfois la télévision ou un DVD lorsqu’il n’y a pas d’école le lendemain. Son grand frère surfe sur Internet, dans sa chambre. Sa sœur envoie des SMS, dans son coin. Jean Duchosal, en 1860, se retrouve dès la tombée de la nuit parmi les siens, autour de la cheminée (la bourne) qui chauffe la pièce et cuit les aliments. Rouet, quenouille, cardeuse à laine, crémaillère, vinaigrier et le bidolyon (cidre) conservé dans ses pots de saindoux, les ustensiles du quotidien ornent les présentoirs.
Tom apprend que l’on récupère les cendres pour faire la lessive. Les adultes ne boivent pas de café, qui est une denrée rare et chère. Pour le remplacer, on grille et moud de l’orge. Eclairée par des chaufferettes, des bougies ou le croeju (lampe à huile), la famille rassemblée gromaille (casse les noix), tresse, brode et conte des histoires. Manque Auguste, le père de Jean, parti gagner de l’argent à Paris. Il est cocher. «Cette habitude s’est perpétuée, note justement une visiteuse, les chauffeurs de taxi de la capitale n’ont jamais été des Parigots mais des provinciaux, des Bretons, des Alsaciens, des Lyonnais, des Pyrénéens, puis des Italiens, Portugais, Maghrébins aujourd’hui ou Africains…»
La Savoie est une terre d’émigration. Les familles améliorent ainsi leurs conditions de vie en réduisant le nombre de leurs membres et en recevant l’argent de ceux qui ont quitté le pays. Il y a les saisonniers qui rallient Paris, Lyon ou Turin. Et les «définitifs» qui rêvent de contrées lointaines comme l’Argentine, l’Algérie ou le Canada.
Tom arpente une autre pièce et découvre l’école de Jean. Il est stupéfait: «Ouah, c’est le temps des cavernes.» Boulier, ardoise, encrier, crucifix et, en guise de maître, un curé appelé régent qui enseigne au presbytère. La cantine n’existe pas, chacun chauffe sa gamelle sur le poêle. Les élèves revêtus de leur pèlerine de laine apportent tous une bûche à brûler. Des enfants, parmi les plus pauvres, ne sont pas scolarisés. Les lois Jules Ferry rendront l’école gratuite, obligatoire et laïque en 1881.
En écho au vécu de Jean Duchosal, des témoignages contemporains d’enfants des écoles de Puygros dans les Bauges (Savoie) et de Sainte-Bernadette à Cluses (Haute-Savoie) ont été rassemblés. Ils ont photographié leur quotidien: routes, commerces, passages piétons, automobiles, usines, classes d’école, etc. Tom a immortalisé une cabine téléphonique: «Voilà ce dont je voudrais que l’on se souvienne parce qu’elles disparaissent à cause des portables. Mes parents m’ont dit que lorsqu’ils étaient plus jeunes, ces cabines étaient très importantes quand ils tombaient en panne de voiture ou quand ils ne trouvaient plus l’adresse des amis chez qui ils allaient manger.»
Les enfants d’aujourd’hui ont également été invités à déposer des messages dans un arbre à souhait. Extraits: «Maintenant on a beaucoup de choix, avant ils prenaient ce qu’ils avaient»; «Je mange du lait, du fromage, des légumes et des Mac Do»; «Je vais sur MSN pour parler».
Lise de Dehn, ethnologue au Musée savoisien, explique: «L’idée est de croiser des regards et des instants de vie qui confrontent des conditions d’existence très différentes. C’est aussi l’occasion d’interpeller le visiteur sur les manières de percevoir le territoire d’hier et d’aujourd’hui.»
Un jeu tout à coup: la patate était-elle consommée en Haute-Savoie en 1860? Oui, et c’est même l’aliment de base (la tartifle). La tomate? Non, mais elle est déjà à la mode à Paris. Le sucre? Oui, mais il est commercialisé sous forme de pain que l’on casse. Le saucisson? Oui, la charcuterie est séchée et fumée pour les jours de fête, le reste du temps, on se contente d’un bout de lard dans la soupe. Et le hamburger? «Bien sûr que non», rigole Tom. Il a raison, mais n’en revient pas d’apprendre qu’il existe déjà à l’époque, inventé par des marins de Hambourg, en Allemagne.
La construction de la maison, maintenant. On ne dit pas chalet car le terme, à l’époque, n’est utilisé qu’à l’alpage. Pour la bâtir, 50 personnes, des parents, des voisins, tout le village. En ce temps-là, l’entraide est le moteur de la vie. Pas de tracteur ou de 4x4 pour traîner les poutres, mais la mule.
Lorsque la charpente est levée, on y accroche un bouquet ou un sapin, signe que la fête peut commencer: on pend la crémaillère (expression par ailleurs d’origine médiévale).
Jean Duchosal a une grande sœur nommée Françoise qui bientôt convole en justes noces avec Nicolas, un garçon du bourg d’à côté. Est reproduit le contrat dotal qui liste les effets du trousseau dont le père de Jean doit s’acquitter. Enumération non exhaustive – elle est interminable – et cocasse: 3 corsets presque neufs, 5 paires de bas, 4 corsages, 8 mouchoirs, 5 coiffes neuves et 6 à moitié usées, 3 paires de manches, 2 draps, un tour à filer neuf, 2 livres de messe…
La salle des soins est moins ludique mais très instructive. Pédiatre, antibiotiques, scanner, antipyrétiques et le 144 n’existent pas. On soigne les ecchymoses, les grippes et les bronchites en posant des ventouses après avoir fait macérer des fleurs d’arnica dans de l’eau-de-vie. Médecine populaire, superstitieuse, perpétuée par des colporteurs, comme cette fabuleuse huile de scorpion qui guérit les reins et ceux qui ne peuvent pas uriner. Tom frémit puis se dirige vers la sortie. L’arbre à souhait l’alpague. Il saisit un papier et un crayon, écrit: «En 2060, il va y avoir une crise énergétique et ce sera le retour de la veillée.»
De la veillée à la télé, Musée savoisien, square de Lannoy de Bissy, Chambéry (F). 00 33 4 79 33 44 48. Jusqu’au 6 janvier 2013. Tlj sauf mardi. Entrée libre.