Patrick et Cynthia Odier: Le grand écart, un art d’aimer
Tribulations d’ego (2/5)
Les Genevois Patrick et Cynthia Odier n’évoluent pas sur le même rivage. L’un dirige l’une des plus grandes banques privées de Suisse, l’autre un centre artistique. Pas faits de la même étoffe, ils s’électrisent pour cela

Actrices, musiciens, journalistes, hommes et femmes d’affaires... Cette semaine, «Le Temps» dresse le portrait de couples composées de deux personnalités fortes et hors normes.
Episode précédent:
La ballerine et l’escrimeur. Cynthia et Patrick Odier chérissent la forme. Petite fille, dans son Egypte natale, elle a appris des pas qui dessinent la trame d’une vie. Adolescente à Genève, elle a suivi les cours de Serge Golovine, oiseau de nuit des ballets européens qui a laissé son âme russe au Grand Théâtre. Puis Cynthia a dansé pour la compagnie genevoise, jusqu’à l’âge de 24 ans.
Patrick, lui, a affûté son caractère sous le masque du mousquetaire. Il a découvert, à 15 ans, qu’un bel assaut, l’épée au poing, nécessite de la patience. Jeune adulte, il a vécu au plus haut niveau des duels qui forgent une âme et donnent de l’allure à une existence. Gaîté et gravité d’une joute bien comprise.
Devant la table de marbre où ils ont pris place, comme pour une séance de psychanalyse, Cynthia et Patrick Odier s’étonnent soudain de cette similitude. Chez l’un comme chez l’autre, le corps a d’abord imprimé sa loi. Dans le salon de la banque Lombard Odier, rue de la Corraterie à Genève, le couple se raconte avec une pudeur patricienne. M’as-tu-vu, il ne le serait pas pour toute l’ambroisie de l’Olympe. Ils appartiennent à cette caste de discrets dont les actes sont d’autant plus précieux qu’ils récusent le tapage.
Une influence réelle
Leur influence est pourtant proportionnelle à cette réserve. Associé gérant senior, Patrick Odier dirige la banque Lombard Odier, l’un des établissements qui comptent en Suisse.
Cynthia, elle, a créé en 2002 à Genève Flux Laboratory, fabrique de formes où s’illustrent danseurs, photographes, designers. Cet athanor possède depuis peu un alter ego à Athènes, ville où le couple aime se retrouver. On ne compte plus par ailleurs les spectacles d’envergure montés ou accueillis grâce à cette spectatrice aimante et à sa fondation Fluxum – Foundation, qui chapeaute les activités de Flux.
Deux histoires aux antipodes
Courtisés, ces deux-là le sont, ô combien. L’une s’enflamme, l’autre analyse. La liberté de l’artiste versus la rigueur du banquier. C’est la première image. C’est un cliché: il dit vrai et faux à la fois. Cynthia Odier s’en amuse: «Cet immeuble a son histoire, ses protocoles. Il m’a permis de comprendre la Cité et ses codes qui m’ont parfois désarçonnée. Au fond, je suis une pièce rapportée.» Et lui de corriger: «Dans notre langage, on dirait que tu es une valeur ajoutée.»
Et si le grand écart était la figure maîtresse de leur histoire? Patrick a su très vite que son destin aurait partie liée avec la banque. Cynthia a vécu, fillette, l’adieu au Caire; l’exil au pays de Calvin, où tout paraît cloisonné; le salut par l’art grâce à Serge Golovine; un premier mariage avec un jeune médecin. Deux odyssées aux antipodes? Oui, sauf que leurs boussoles vont converger.
Cynthia et son mari s’établissent à Chicago avec leurs enfants tout jeunes. Ils y rencontrent Patrick, qui vient de s’y installer avec son épouse d’alors, pour faire un MBA. Les deux familles sympathisent. Mais elles reprennent bientôt leurs vols. Jusqu’à cette soirée genevoise, une éternité plus tard, où ils se retrouvent chez des amis, libres l’un et l’autre.
«Je lui ai proposé d’aller voir Le Lac des cygnes», dit Patrick. «Et on s’est trompés de théâtre…», note Cynthia. De beaux romans déploient ainsi leurs ailes.
On imagine alors: l’ardeur de Cynthia, nourrie par les fêtes orthodoxes de son enfance grecque au Caire; le sang-froid protestant de Patrick. Ils ont du tempérament et des projets qui sont des passerelles entre leurs rives, la démonstration qu’elles sont tout sauf inconciliables. C’est dans cet esprit qu’elle a fondé Flux Laboratory, adossé à Fluxum Foundation, que Patrick préside.
L’amour de la scène
«Quel est votre rapport à l’art, Patrick?» «Un tableau de Nicolas de Staël ou un spectacle de la chorégraphe Lucinda Childs sont pour moi des sources d’inspiration exceptionnelles, d’équilibre aussi. L’art permet de mettre en perspective des journées de travail intenses. Il élargit la pensée, autorise la distance, dégage l’horizon.»
«Et vous, Cynthia, la banque, comment la voyez-vous?» «Ce qui est fascinant dans le métier de Patrick, c’est cet alliage de concret et d’immatérialité. Pour les artistes, ce monde est un gisement d’inspiration.»
A la maison, les discussions sont vives et drôles, si on se fie aux escarmouches de l’autre matin. Il y a quelque temps, Cynthia rentre avec une annonce fracassante. Elle venait de participer à trois journées sur l’économie de la culture organisées par la ville de Genève. «J’ai annoncé à Patrick qu’une étude très sérieuse montrait que le secteur de la culture avait plus de poids économique que la finance à Genève. Il a répondu par un «ah oui?» plein de scepticisme. Cela a amorcé un sacré dialogue…»
Des divergences idéologiques?
Peut-on parler alors de divergences idéologiques chez les Odier? «Oui…», souffle Cynthia avec un sourire de jeune fille en fleurs. «Non», proteste Patrick dans un soupir. «Mais nous n’avons pas la même histoire, Patrick!» «C’est vrai, ni la même façon de raisonner sur bien des points. Mais appeler cela des divergences idéologiques, je ne crois pas. Sinon, nous n’aurions pas autant de plaisir à faire ce que nous faisons ensemble.»
Parce qu’ils ne sont pas faits de la même étoffe, ces deux s’électrisent et s’aimantent. «Ce que j’admire chez Cynthia, c’est sa quête de qualité dans son travail avec les artistes; c’est aussi sa spontanéité, sa façon de réagir dans l’instant. Alors que moi je suis un résilient, j’ai une tolérance à la pression des événements, aux arguments de l’autre.» «Certains jours, je voudrais être comme Patrick, moins transparente.»
Road movie intime
La ballerine et ses pointes; l’escrimeur et sa cotte de mailles. Leur théâtre est composé d’élans multiples. Sous leur toit à Genève ou à Athènes, ils accueillent leurs six enfants, dont une fille en commun, et leurs seize petits-enfants. Parfois, Patrick offre à Cynthia un bijou dessiné et conçu par ses soins. Parfois aussi, ils filent en voiture vers des rivages d’eux seuls connus, sur les terres d’Ulysse de préférence.
«Qu’avez-vous appris de votre épouse?» «Une certaine forme de liberté de penser et d’agir.» «Et vous, Cynthia?» «J’ai appris à me taire.» On ne la croit pas un instant.
Le pas de deux
L’artiste que vous avez en commun?
Cynthia et Patrick O.: Le peintre Nicolas de Staël et la chorégraphe Lucinda Childs.
La personnalité politique qui vous enthousiasme?
C.O.: J’ai été inspirée par les écrits des philosophes Gilles Deleuze et Michel Foucault. Leur pensée relève de la politique.
P.O.: Je souscris. Mais la personnalité qui m’a toujours impressionné, c’est le Sud-Africain Frederik de Klerk, qui par son action a contribué à mettre fin à l’apartheid.
Quel est le cadeau que vous faites à votre conjoint?
P.O.: Je dessine des petits bijoux pour ma femme.
C.O.: Oui, parce que je n’aime pas en principe porter des bijoux. Il m’en achetait que je ne mettais pas. Alors, ceux qu’il conçoit, oui.
Un lieu pour s’échapper ensemble?
C.O. et P.O.: La Grèce.
C.O.: L’année passée à Mistra, deux jours tous les deux, dans la nature.
P.O.: Là où nous aimons le mieux nous retrouver, ce sont des endroits imprévus où il n’y a personne.
Episode suivant: Renaud Capuçon et Laurence Ferrari.