Le rituel est aussi lent qu’il est important. Tous les soirs de la semaine, Sandy* écarquille les yeux, une épaisse couche de mascara après l’autre. Devant le miroir de la salle de bains, elle se prépare pour ses fans. Sandy est «cam-girl». Par le biais d’une webcam (sur son ordinateur), elle se met en scène en direct sur une plateforme en ligne et reçoit de l’argent de spectateurs connectés, prêts à payer pour admirer ses courbes, son sourire, son show. «Mon style, c’est ce côté ingénu, faussement innocent. C’est ce qui marche pour moi. Je gagne toujours plus quand je me fais des tresses.»

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Elle nous raconte son quotidien dans sa cuisine, portes et fenêtres fermées malgré l’air chaud de septembre, «juste pour être sûre, au cas où les voisins pourraient m’entendre». De grands yeux bleus sur un visage de porcelaine, jean et débardeur blanc sur ce corps de jeune fille, menu et délicat. Personne ne se doute que derrière les framboisiers et les plants lourds de tomates trop mûres en cette fin d’été, derrière les murs épais du chalet spectaculaire dont elle occupe le rez-de-chaussée, se cache une star de l’érotisme.

La nuit, dans sa chambre, elle s’installe devant un Macbook posé sur son lit. «Nulle part ailleurs. C’est ton intimité qu’ils veulent.» Oreillers fleuris, peaux de mouton, bois blanc: le décor ressemble plus à un cottage de Nouvelle-Angleterre qu’à un temple du sexe en ligne. Derrière l’œil indifférent de sa webcam, des fans du monde entier se connectent à sa chatroom pour un spectacle «sexy, sensuel, drôle: on appelle ça du teasing». Pour eux, quel que soit le réglage du thermostat, elle est bien souvent en sous-vêtements, parfois en pyjama. Jamais nue, toujours fardée. «A l’écran, j’ai l’air morte si je ne suis pas maquillée.»

Un documentaire qui change le cours de sa vie

Sandy n’est pas n’importe quelle cam-girl. C’est une star internationale. La Lausannoise de 29 ans est une des 20 professionnelles du secteur les mieux payées du monde. «Je suis même dans le top 5 de ma catégorie, le non nude» – le «non-nu», ou l’art de ne pas être habillée sans pour autant tout montrer. Deux ans déjà qu’elle a créé son compte sur MyFreeCams, une des principales plateformes du genre, sur laquelle plus de 100 000 modèles sont enregistrés. «Quand je me présente, je dis parfois que je suis danseuse burlesque pour faciliter les choses. J’ai peur que ce soit un business qui me marginalise dans une si petite ville. Mais quand j’y pense, il m’a quand même un peu sauvé la vie.»

En Suisse, les mères célibataires se retrouvent vite dans des situations ultra-précaires

Tout a commencé en septembre 2015. Mère célibataire d’un enfant de 6 ans, Sandy, fin de vingtaine et sans emploi fixe, se met à paniquer: «Au départ, je voulais être comédienne, j’adore le théâtre. Mais après mon bachelor en histoire du cinéma et sociologie, j’ai enchaîné les stages en production, rédigé des critiques de films, été attachée de presse pour des événements culturels… J’ai même pensé devenir journaliste. Tout ce que j’entreprenais n’était jamais vraiment rémunéré, ou à peine. A un moment, j’ai eu peur, financièrement. En Suisse, les mères célibataires se retrouvent vite dans des situations ultra-précaires.»

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Un soir, après avoir regardé un documentaire sur les cam-girls, un enchaînement d’hyperliens et une bonne dose de fascination l’amènent à s’inviter dans la chatroom d’une de ces femmes: un forum combinant la vidéo en direct de la cam-girl et les messages simultanés d’internautes. Ces derniers sont prêts à payer en tokens (une monnaie virtuelle achetée sur le site) une chanson fredonnée, un vêtement nonchalamment ôté, quelques mots chuchotés en anglais – ou juste le plaisir d’être là, sans rien demander. Le contenu et les montants du tips menu (pourboires), selon le terme consacré, sont entièrement fixés par la cam-girl.

Au départ, Sandy se dit qu’elle n’osera jamais. Elle finit par se lancer sur un coup de tête. «J’ai créé un compte en cinq minutes le lendemain. Il faut une photo, un passeport, pas plus compliqué que pour louer son appartement sur Airbnb.»

«Ce sont les Nord-Américains que je vise»

Sa toute première heure de cam-girl, elle la passe, tout habillée, à se détacher les cheveux avec une lenteur insoutenable. Elle empoche 40 francs et éteint son ordinateur, incrédule. «C’était un après-midi ensoleillé. Je suis allée chercher mon fils et on est allés à la plage. Mais une fois couchée, je ne pouvais pas arrêter d’y penser. J’ai compris que j’adorais ça. Ce qui m’a plu, c’est la créativité de ces shows: chacune peut faire absolument ce qu’elle veut. Le format offre une liberté incroyable.» Elle se met à chanter face caméra, à se dévoiler avec humour… En quelques semaines, son répertoire s’étoffe et elle devient un des «modèles» les plus convoités. Sur son «menu», on trouve des performances allant de 4 francs (le choix de la musique d’ambiance) à 500 francs (pour débuter un show privé, ensuite facturé à la minute).

Ce boulot, c’est aussi une bonne dose de thérapie, même si ça, personne ne le dit

Deux ans plus tard, son fan-club est composé à 99% d’hommes, surtout canadiens et américains, disponibles pendant ses nuits suisses grâce au décalage horaire. «Ce sont eux que je vise. Ils dépensent plus que les Européens. Quant aux Asiatiques, ils ont déjà leurs propres sites locaux.» Parmi ses admirateurs, on trouve quelques femmes, assez rares pour qu’elles soient mentionnées. «Pour certaines je suis un fantasme, pour d’autres une amie. Le métier donne également lieu à des rencontres improbables. Il y a une jeune fille autiste que j’aime beaucoup qui m’écrit souvent depuis l’hôpital. Je lui parle, je la calme. Ce boulot, c’est aussi une bonne dose de thérapie, même si ça, personne ne le dit.»

Un business très lucratif

Les bons mois, Sandy empoche entre 20 000 et 50 000 francs, en travaillant entre 2 et 10 heures par jour, jusqu’à 6 jours par semaine. Les plateformes de webcaming prélèvent entre 20 et 60% de tout ce que les spectateurs déboursent. Les cam-girls ne se sentent-elles pas exploitées? «Non, parce qu’aucune de nous n’a le sentiment de travailler pour un patron. La société met en place les serveurs, mais nous sommes nos propres boss.

Nos horaires, les zones géographiques dans lesquelles nous sommes visibles, nos performances, nos prix… On contrôle tout.» Ou presque. Les cam-girls peuvent aussi être victimes de harcèlement. «On peut bloquer des internautes, mais il restera toujours des trolls pour nous insulter, se moquer. Certains développent des obsessions, essaient de nous retrouver. Ils y arrivent parfois. Il faut vraiment avoir l’estomac bien accroché.»

Cam-girl et féministe

A ceux qui jugent le métier dégradant, elle rétorque qu’elle «l’envisage au contraire sous une optique très féministe». D’une part il permet à des femmes de mettre en scène leur corps comme elles le souhaitent et d’être (bien) rémunérées pour le faire. D’autre part, «il permet de sortir d’une image honteuse de la sexualité, du plaisir».

Ne craint-elle pas de représenter la femme-objet par excellence? «Pour moi, l’objectivisation est un problème quand le corps est mis en scène pour promouvoir autre chose que lui-même, par exemple une voiture, une canette de bière. Là, ça n’a rien à voir: je me mets en scène, on est dans le divertissement. Il est socialement acceptable de payer pour un spectacle de danse, pourquoi est-ce que ce devrait être différent pour une cam-girl qui se met en scène? Il faut sortir de cette vision taboue et sacralisée du sexe, et commencer à en avoir une image positive.»

«Il y a tellement de filles plus jeunes que moi»

Pourtant, l’angoisse est là, derrière ses grands yeux calmes, trahie par ses mains qui grattent son cou nu, encadré de deux tresses blondes. Il y a bien sûr la peur d’être jugée et incomprise, «de passer pour une idiote, une salope». Sa famille est au courant, même si l’annonce fut rude, surtout pour sa mère. «Quand je lui ai dit, elle s’est mise à pleurer. Aujourd’hui, elle comprend l’attrait qu’à pour moi le fait de me mettre en scène, ayant passé toute ma vie sur les planches. En plus, je peux aussi l’aider financièrement: elle ne bénéficie que d’une toute petite retraite après avoir travaillé toute sa vie comme infirmière.»

Une autre crainte s’impose avec le temps. «J’ai 29 ans. Bientôt 30. Il y a tellement de filles plus jeunes que moi sur la plateforme, j’ai peur de ne pas avoir d’avenir dans ce métier, même si tout le monde a sa place… C’est quand même moins le stress que dans le mannequinat.» Elle n’a rien laissé au hasard. «J’ai investi toutes mes économies dans un parc immobilier à Dublin. Avec un peu de chance, d’ici à quelques années, je pourrai entreprendre de nouvelles études, sans avoir au ventre l’angoisse constante de savoir si elles offrent de bons débouchés professionnels. Ou bien me consacrer entièrement à la peinture, au théâtre.»

L’heure du retour de l’école approche, et avec elle, celle de la fin de l’entretien. Pour son fils, Sandy est seulement «productrice». «Comme ça, personne ne l’embête. Je ne lui ai pas encore expliqué toute la situation.» Si le terme est générique, il ne trahit pas non plus la vérité: Sandy est effectivement directrice et propriétaire d’une SARL déposée au Registre du commerce, à travers laquelle elle déclare tous ses revenus: ceux qui proviennent de ses shows sur MyFreeCams, mais aussi ceux, plus ponctuels, de ses séances de photos pour des magazines. Que se passera-t-il, quand son fils, aujourd'hui âgé de 8 ans, saura? «J’espère qu’il sera assez progressiste et ouvert d’esprit pour m’accepter, m’aimer telle que je suis. Qu’il sera, lui aussi, féministe.»


*prénom d’emprunt