Toute cette semaine, notre collaborateur Christian Lecomte et le photographe du «Temps», Eddy Mottaz, parcourent la frontière romande pour évaluer comment le Covid-19 transforme les relations entre la Suisse francophone et ses voisins.

Vilain crachin sur Domodossola. Il est 5h45. Sur le quai de la gare, femmes et hommes sont engoncés. On tape du pied, on regarde son smartphone, on tombe le masque, le temps de griller une cigarette. Ces gens sont des pendolari, ceux du 5h58 précisément. Comprenez par là des travailleurs frontaliers italiens qui, dans 13 minutes, vont monter dans le RegioExpress du BLS en direction de Brigue.

La crise sanitaire qui a meurtri l’Italie, la Lombardie avant tout, n’a pas trop affecté le va-et-vient de ces pendulaires. Tandis que Rome confinait 15 millions de personnes du nord du pays, les 70 000 Italiens occupant un emploi en Suisse pouvaient continuer à traverser la frontière, à moins bien sûr d’être en quarantaine ou testés positifs au Covid-19. Ils sont environ 2000 à travailler à Brigue, Viège, Sierre ou Sion. Ceux qui peuvent télétravailler sont restés à la maison. Ils sont peu dans ce cas. Pour la plupart, ces pendolari ont été recrutés par des entreprises du bâtiment et de nettoyage, ou par la Lonza (chimie et pharmacie) à Viège.

Le Brigue-Domodossola arrive en gare. Vide, à l’exception d’un homme qui travaille de nuit de l’autre côté du Simplon. Cornelia Kogler lui fait un petit signe. «A demain», répond-il. Cornelia, vingt ans de CFF avant de rejoindre en 2017 l’entreprise ferroviaire privée suisse BLS est un peu l’âme du «Brig-Domo» – ainsi est ici surnommée la ligne. Seule contrôleuse pour cinq ou six wagons, elle limite les contacts tactiles. Mais ses yeux voient tout et repèrent les clandestins ou ceux qui ignoreraient les directives (ou feraient semblant de les ignorer): ne montent dans ce train que les voyageurs munis d’un document tel que le permis G, le livret pour les travailleurs frontaliers.

La première déclassée

Le Brig-Domo n’est plus, depuis la mi-mars, ce train qui posait, le samedi, les Bernois au marché de Domodossola puis dans une de ces auberges qui servent la fameuse mortadelle de foie. «Depuis le coronavirus, la navette est réservée aux frontaliers et seulement à eux, nous avons déclassé la première classe et adapté nos horaires», précise Cornelia Kogler. Cinq allers-retours par jour. Mais depuis le 6 avril, en accord avec le canton du Valais, le BLS propose deux autres liaisons: à 5h33 au départ de Domodossola, et à 17h53 au départ de Brigue. «Pour respecter les règles de distanciation sociale», prévient Cornelia.

Ils sont 200 à monter dans le 5h58. Beaucoup d’hommes déjà vêtus de leur combinaison orange de chantier, marmite à trois étages à la main. Difficile de s’asseoir face à un siège vide ou à côté, tant il y a de passagers. Celles et ceux qui se connaissent, sont collègues, ont établi un climat de confiance, ils forment un groupe et occupent un carré. Comme ces trois femmes qui assurent des heures de ménage dans des sociétés ou chez des particuliers. Elles parlent, outre leur langue maternelle, l’allemand et le français. «On a appris avec nos patrons et l’on s’adapte; être polyglotte, ça offre la chance de toujours trouver du travail», confie Paula.

Tout le monde porte le masque et le gel hydroalcoolique coule. Comme Brigue, la région de Domodossola a été relativement épargnée. «Mais on doit se montrer très prudents. Les wagons sont nettoyés et désinfectés le soir», dit Cornelia. Arrêt à Iselle di Trasquera. Personne ne monte. Cornelia note, un peu moqueuse: «Ici, il y a la gare et une maison.» Elle est native de Thurgovie, pense à son lac de Constance qui lui manque tant. «Mais le soir, je suis fatiguée, alors j’oublie et je dors.» A 20h au lit et lever à 3h. L’aube lui donne rendez-vous avec ses pendolari, qu’elle trouve disciplinés et courageux. «S’exposer comme ça n’est pas donné à tout le monde, surtout quand on est Italien. Ils ont souffert dans ce pays», dit-elle.

L’électricien Pietro travaille à la Lonza. Trente ans de boîte. Face à lui, son fils de 19 ans s’est rendormi. Il suit les traces du papa, apprend le métier. Des entreprises ont suggéré aux employés italiens d’apporter des vêtements de rechange en cas de séjour prolongé en Suisse, à cause de l’épidémie. Lonza, qui recense 150 frontaliers italiens, a proposé des logements sur place, dans des hôtels ou un cloître.

Pietro a toujours refusé: «Je préfère être en famille le soir.» Depuis le début de la crise, Lonza a introduit un contrôle de la température sur son site de Viège. Les personnels transfrontaliers sont «scannés» avec une caméra thermique. «Nous avons désormais étendu cette mesure à tous les visiteurs externes», annonce Mathias Forny, chargé de la communication.

A peine sorti du tunnel du Simplon, le RegioExpress arrive en gare de Brigue à 6h33. «Domani», entend-on à l’adresse de Cornelia Kogler. Sur le quai, trois douaniers contrôlent les papiers. Marco, 32 ans, découvre la gare et son règlement. Premier jour de travail chez un primeur de Sion. Un poste d’attaché commercial l’attend. Il ne possède pas encore le permis G, mais montre sa promesse d’embauche. Le contrôle sera pointilleux (ci-dessous). Marco explique que la Suisse représente son salut: «Je travaillais dans la région de Bergame. Là-bas, tout est à l’arrêt, le virus a infecté toute l’économie.»

Brigue est étrangement déserte, plus confinée semble-t-il que les villes romandes. «Les Alémaniques sont plus disciplinés que les francophones. Il y a eu beaucoup de morts à Lausanne et à Genève», argue deux heures plus tard Louis Ursprung, 70 ans, le président de la commune. Il a donné rendez-vous au château de Stockalper, au beau milieu de la ville, où sont installés les services administratifs. La forteresse mélange les styles gothique, Renaissance et oriental avec ses trois tours couronnées de gros bulbes. Un jardin à la française agrémente la cour intérieure.

Le bureau de Louis Ursprung (ci-dessous) est un brin solennel: peintures au mur des hommes qui, depuis des lustres, ont dirigé la ville et épais meubles d’époque dont il ignore l’âge et l’origine. «Je pourrais vous inventer une réponse, mais je ne sais pas mentir même si je suis un politique», sourit-il. A la tête de Brigue depuis huit ans, il vit évidemment sa plus grosse crise, mais ne s’en formalise pas trop. «Nous sommes très bien organisés et tout est sous contrôle. La police municipale a opéré 1800 rondes depuis la mi-mars. Un seul rappel à l’ordre suffit à des jeunes surpris attroupés dehors.»

Il rappelle aussi que les Brigois sont des gens ouverts qui, «de tout temps ont bien accueilli les Italiens venus sur les gros chantiers comme la percée de tunnels». Il confie: «Je suis veuf depuis cinq ans, une femme de Domo vient chaque jour chez moi pour le ménage et les repas. Je lui ai dit de rester chez elle pendant l’épidémie. Mais elle vient tout de même. Pas en train, car elle craint les contacts possibles, mais en voiture, quarante minutes de routes qui tournent.»


Prochain épisode: les colères du maire de Saint-Gervais contre les Parisiens et les Genevois