«Le navire monde est en pleine tempête moderne. Comment faire face? Quel cap rechercher?» C’est la question ambitieuse dont s’empare Malcom Ferdinand dans l’essai Ecologie décoloniale: penser la tempête écologique depuis le monde caribéen, publié en octobre dernier aux éditions du Seuil. Quatre chapitres de plaidoyer humaniste en faveur de nouvelles manières d’habiter le monde. Une analyse minutieusement documentée des lignes de fracture, des inégalités entre les humains devant les enjeux écologiques, qui convoque histoire, expertise environnementale, philosophie et littérature. Le tout, cousu par le champ lexical de la navigation. Le chercheur scrute depuis plus de quinze ans l’asymétrie des représentations de la catastrophe climatique, selon où l’on se place sur le globe. Il démontait déjà en 2017 le traitement inégal du temps par la météo française entre métropole et départements d’outre-mer dans une conférence visible sur YouTube.

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Une fracture coloniale

Malcom Ferdinand rappelle que la manière dont les grandes puissances coloniales ont transformé l’environnement pour façonner le monde que nous connaissons prend racine dans les violences d’un système esclavagiste, d’une traite négrière de quatre siècles et du génocide de peuples autochtones. Cette fracture coloniale, toujours ouverte, divise le monde entre une minorité de pays dominants et tous ces Autres, humains, non-humains, exploités pour leurs ressources. Mais elle gangrène aussi la pensée environnementale qui, strictement focalisée sur la limitation des degrés du réchauffement climatique, avance incomplète, ou pour une partie du monde seulement. Ce «nouvel universalisme face à la menace climatique» masque en effet des enjeux criants de justice sociale et politique, des inégalités raciales et de genre structurant ce que Malcom Ferdinand nomme «l’habiter colonial» de la Terre. Délaisser ces nœuds historiques ne fait qu’accroître, selon l’auteur, les mécanismes de domination des plus pauvres, des personnes racisées, des femmes, maintenus dans les «cales de la modernité».

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Dans la cale du navire négrier

Le concept d’écologie décoloniale que défend le chercheur prend donc en charge ce lien inextricable entre destructions environnementales et questions coloniales. Pour cela, cet expert de la question houleuse du chlordécone, pesticide utilisé dans la culture bananière aux Antilles, s’émancipe d’un regard «trop souvent européocentré, masculin et hétérocentré». Il regarde depuis «l’œil du cyclone moderne»: les Caraïbes, régulièrement frappées par les ouragans parmi les plus destructeurs de la planète. «Métaphoriquement, le geste de mon livre invite à se placer depuis la cale du navire négrier», pour confronter et dépasser les apories qui régissent la manière même d’envisager les réponses écologiques contemporaines.

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Le recoupement ne se ferait plus entre Blancs-Noirs, homme-femmes, humains et non-humains mais entre celles et ceux qui, humains ou non-humains, trouveront des formes de vie et d’action qui rassemblent

Malcom Ferdinand

Faire-monde

L’ambition de Malcom Ferdinand ne s’arrête pas à rendre visible le lien entre écosystèmes détruits et humanités déclassées, «hors-monde». Il propose un horizon commun, une politique de la rencontre. Cela passe par soigner le lien matriciel, «ombilical», qui nous relie à notre habitat. Par ailleurs, comment faire front commun sans des actes de réparations coloniales dans le récit que les nations se font de leur histoire? Malcom Ferdinand croit en la constitution de nouvelles alliances, par exemple entre combats antiracistes et antispécistes. «Le recoupement ne se ferait plus entre Blancs-Noirs, homme-femmes, humains et non-humains mais entre celles et ceux qui, humains ou non-humains, trouveront des formes de vie et d’action qui rassemblent, contre toute éthique coloniale ou esclavagiste». Affronter la tempête supposerait de travailler véritablement à «faire-monde», ensemble.


Une écologie décoloniale, penser la tempête écologique depuis le monde caribéen. Essais, Le Seuil, 464 p.