«Je suis expert en quelque chose qui n’existe pas», aime à dire Loek Groot. Invité à l’Institut de hautes études en administration publique de l’Université de Lausanne (IDHEAP) pour un séminaire sur «Le revenu de base inconditionnel – Les expériences des Pays-Bas et de la Finlande», l’économiste et philosophe néerlandais, évaluateur de l’expérience en préparation dans la ville d’Utrecht, s’apprête à montrer quelques graphiques. «J’ai fait un peu de travail empirique. Même si en fait, il n’y a pas beaucoup de travail empirique à faire sur le revenu de base, puisque il n’y a aucun pays au monde où il existe…»

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Les courbes qui s’affichent à l’écran montrent l’évolution de l’intérêt pour le revenu de base aux Pays-Bas (mesuré par le nombre de publications scientifiques et médiatiques qui lui sont consacrées chaque année) et les variations du taux de chômage dans le pays. Surprise? Les pics et les creux se superposent, révélant une corrélation: lorsque le chômage monte, l’intérêt pour le revenu de base ressurgit. Il devrait s’ensuivre, logiquement, que la Suisse, relativement épargnée par le chômage à l’échelle planétaire, serait l’un des pays où l’on s’intéresse le moins au revenu de base. Et pourtant…

Robots et travail forcé

Et pourtant, on en parle. Peut-être parce que le débat où s’inscrit l’initiative sur le Revenu de base inconditionnel (RBI), sur laquelle le peuple suisse vote jusqu’au 5 juin, porte autant sur le chômage attendu que sur celui qui existe. Comme le note Giuliano Bonoli, professeur à l’IDHEAP, en introduisant la conférence: «A un moment donné, on nous avait fait miroiter un avenir où le travail serait effectué par des robots, et où nous serions libres de cette contrainte qui a caractérisé toute l’histoire de l’humanité. Le problème, c’est que les robots travaillent pour ceux qui les possèdent, par pour la société – en tout cas jusqu’à maintenant. La question se pose donc de savoir comment redistribuer de manière équitable cette énorme richesse que nous sommes en train de créer, et qui s’accroîtra de manière spectaculaire avec les formes d’automatisation qui voient le jour.»

La réflexion sur le RBI ne porte pas seulement sur la bonne manière de prévenir les effets secondaires de l’automatisation. Il s’agit également de ce que Loek Groot appelle «justice compensatoire». Explications: «On connaît le phénomène des working poors aux Etats-Unis, des gens qui travaillent très dur, dans des occupations particulièrement peu attrayantes, cumulant parfois plusieurs emplois pour joindre les deux bouts. Ils sont obligés de le faire parce que dans le système américain, on a droit à des prestations sociales pendant deux ans de suite au maximum, et pendant cinq ans au total au cours d’une vie. Les employeurs savent que ces travailleurs ont un très faible pouvoir de négociation et doivent donc accepter n’importe quelles conditions.»

Changement radical avec le revenu de base: «On saurait alors avec certitude que les gens qui font ce type de travail le font tout à fait volontairement.» Voilà nos sociétés libérales tiraillées face au RBI: d’un côté, l’angoisse de voir l’offre de main-d’œuvre se réduire pour les tâches les moins plaisantes; de l’autre, un principe de justice qui conduirait à ne plus accepter que ces tâches relèvent d’une forme de travail forcé…

«Savoir ce qui marche»

«Comment les gens réagiraient-ils à une telle innovation? On peut spéculer, imaginer ce qu’on ferait, poser des questions. Mais la réalité, c’est qu’on n’en sait rien», constate Giuliano Bonoli. Que faire? «Quand on est dans l’ignorance, il y a différentes choses qu’on peut entreprendre. Une possibilité, c’est de faire des expériences: tester.» C’est ce qui se prépare à Utrecht, sous le titre Weten wat werkt («Savoir ce qui marche»).

Pour étudier les effets possibles sur les comportements, l’expérience néerlandaise comparera six groupes de sujets. L’un d’eux bénéficiera d’un véritable revenu de base inconditionnel. Trois autres toucheront des prestations sociales selon le dispositif en vigueur, sans toutefois être astreints aux obligations bureaucratiques usuelles; deux de ces groupes pourront accroître le montant perçu, à condition de fournir un travail d’utilité sociale en contrepartie; pour l’un de ces groupes, cette différence prendra la forme d’une récompense; pour l’autre, d’une pénalité qui intervient si le travail n’est pas fourni. Deux groupes de contrôle toucheront enfin des prestations sociales inchangées selon les modalités en vigueur; l’un des deux sera formé de personnes qui n’auront pas voulu prendre part à l’expérience; l’autre sera composé d’individus qui auraient souhaité participer, mais qui ont été refusés.

Un test grandeur nature

Avant même de commencer, on sait qu’attribuer une signification aux résultats de l’expérience sera une entreprise périlleuse. «Il y a des enjeux par rapport au temps: est-ce que la réaction d’une personne va être la même si on lui dit qu’elle aura droit à 2500 francs par mois pendant deux ans, dix ans, toute une vie, trois générations? Il y a également la question de l’interaction sociale: si je suis le seul à recevoir mon revenu de base et que tous mes voisins se lèvent à six heures pour aller travailler, est-ce que je vais adapter ma participation au marché du travail de la même manière dont je le ferais si tout le monde recevait le RBI?» se demande Giuliano Bonoli.

Que sait-on, en définitive, des effets du revenu de base? D’après les modélisations effectuées aux Pays-Bas au milieu des années 2000, «la bonne nouvelle, c’est que l’économie ne s’effondrerait pas», signale Loek Groot. On sait que le montant et le financement feraient l’objet de controverses majeures dans les pays où le revenu de base serait introduit. On imagine que le RBI modifierait des situations où la pauvreté et d’autres formes de pénurie «réduisent les capacités cognitives et la maîtrise de soi des personnes concernées», rappelle Loek Groot en se référant à la thèse célèbre de Sendhil Mullainathan et Eldar Shafir sur la psychologie de la rareté. Ce qu’on sait d’ores et déjà, c’est qu’on n’en saura pas beaucoup plus après avoir engrangé les résultats des expériences. A moins d’essayer pour de vrai, grandeur nature, sans limites de temps, à l’échelle de tout un pays… Minute. N’est-ce pas précisément ce que nous, les Suisses, nous apprêtons à faire?