Réflexion
Non, la philosophie n’est pas réservée aux bibliothèques! Les grands penseurs peuvent nous dépanner dans la vie de tous les jours. Marie Robert en fait de nouveau la preuve après un premier ouvrage à succès.

Foucault pour résister à un patron trop intrusif, Rousseau pour supporter ses enfants surexcités, Sartre pour se relever d’un épisode honteux, Descartes pour arrêter d’hésiter, Camus pour retrouver le chemin de la nature ou encore Paul Valéry pour en finir avec la timidité… Professeure de philosophie, Marie Robert est convaincue que la sagesse des anciens n’est pas réservée aux bibliothèques, mais peut profiter à chacun, au quotidien. L’an dernier, la trentenaire avait montré avec vivacité comment les préceptes de Heidegger, Bergson, Aristote et Spinoza, parmi douze autres penseurs célèbres, pouvaient résoudre une crise, dans Kant tu ne sais plus quoi faire, il reste la philo, un succès paru dans quinze pays. Cette année, Marie Robert poursuit cet exercice à la fois malin et philanthropique dans Descartes pour les jours de doute, en librairie dès le 3 avril prochain. Le principe est identique. Une première partie pointe une problématique de la vie de tous les jours. L’auteure montre ensuite comment un philosophe peut apporter son secours. Puis, en bonne enseignante, elle présente la biographie du penseur et ses principes clés. Très instructif et bien balancé. Rencontre avec quelques-uns des esprits convoqués.
Rousseau, le pédagogue éclairé
Quel parent ne s’est pas retrouvé, une fois, dépassé par l’enthousiasme, pour ne pas dire l’excitation de ses enfants bien-aimés? Sur les pistes de ski, dans un supermarché ou, comme l’exemple donné dans ce premier chapitre, dans un parc d’attractions. Avec force détails piquants, Marie Robert décrit le sentiment d’impuissance qui saisit une maman à Disneyland, devant l’insatiabilité de ses trois pré-ados transformés en monstres le temps d’une journée. Ai-je tout échoué en termes d’éducation, s’interroge cette mère au bord de la crise de nerfs? Non, lui répond Rousseau, excellent guide pédagogique. Dans Emile, ou De l’éducation, le philosophe des Lumières est formel. Il vaut mieux un enfant trop libre qui déborde de tous côtés qu’un enfant corseté. «C’est en vivant que l’on apprend», insiste le penseur, qui rappelle que l’enfant est un enfant à part entière et non un adulte en devenir. Ainsi, éduquer n’est pas uniquement mettre la pression sur sa progéniture et lui donner des règles pour l’avenir, c’est aussi, surtout, vivre le moment présent avec elle, dans la joie et la confiance. Déculpabilisant, non?
Sur le même sujet: Et si on initiait les enfants à la philo pour développer leur esprit critique?
Descartes, pour faire le grand saut
Tout est parfaitement prêt. La robe, le repas, les invités. Le grand jour des noces est arrivé et rien n’a été oublié. Sauf que voilà, la jeune promise s’enferme dans la salle de bains, prise de vertige. Et si tout cela, l’amour pour la vie, le falbala devant témoins, les demoiselles d’honneur, etc., était une immense erreur? Et si la future épouse devait préserver son plus grand bien, la liberté, plutôt que s’associer à autrui pour l’éternité? Descartes, appelé en renfort, met fin à la grande peur. Celui qui a fait de la raison un viatique universel – «je pense donc je suis» – a des solutions contre le doute qui tenaille. Le doute est bienvenu dans le champ scientifique, dit l’auteur du Discours de la méthode, car il permet de construire un savoir sur des bases solides en suivant un principe de vérification. Mais il est néfaste dans la vie quotidienne, parce qu’il empêche l’action. Et de prendre cet exemple parlant: si vous êtes perdu en forêt, essayer tous les chemins de manière désordonnée ne mènera à rien. Après avoir étudié la situation, vous devez en choisir un et vous y tenir sans ciller. Aller tout droit, c’est la meilleure option pour sortir du bois. Ainsi, résume le philosophe, le mariage, comme chaque décision de vie, a ses forces et faiblesses. Le principal, c’est de rester concentré sur le chemin qu’on a emprunté et s’appliquer à avancer.
Retour sur le premier ouvrage de la série: Quand la philosophie répare le pire
Voltaire, les atouts de la tolérance
Le pitch est comique. Dans une famille bien née, la petite dernière n’en fait qu’à sa tête. De même qu’elle a choisi le banjo, alors que tous les autres jouaient de la flûte traversière, la benjamine annonce ses fiançailles avec un garçon qui n’a ni la même culture, ni le même pedigree social que l’ADN familial. Stupeur de la grande sœur qui vide la potiche d’eau glacée sur la tête de sa cadette. Voltaire, qui s’est toujours battu pour une ouverture vers l’extérieur, regarde la scène en souriant. Il sait, lui, les bienfaits de la tolérance, mais comprend les réflexes de protectionnisme qui ont aussi marqué son temps. L’intolérance, dit-il, ne se fonde pas sur la logique, mais sur la peur de perdre ou d’être bousculé. Elle vise à protéger les acquis, assurer la sécurité, or c’est l’inverse qui arrive: en fermant les frontières, on provoque le chaos et la guerre. De plus, le mélange renforce un corps social, le régénère. Dans son Traité sur la tolérance, le philosophe des Lumières montre que les peuples qui adoptent cette attitude sont les plus prospères. «Allez dans l’Inde, dans la Perse, dans la Tartarie, vous y verrez la même tolérance et la même tranquillité. Pierre le Grand a favorisé tous les cultes dans son vaste empire; le commerce et l’agriculture y ont gagné et le corps politique n’en a jamais souffert.» Un conseil qui n’a jamais été aussi nécessaire.
Camus, l’ami du climat
Aujourd’hui, il serait le héros des ados. Ceux qui descendent dans la rue pour dire non au capitalisme, oui à l’environnement. Lorsque, dans les années 1940, Albert Camus déclare son amour pour le soleil et les éléments, il n’est pas dans l’air du temps. Après-guerre, le gotha intellectuel français valorise la croissance et, surtout, le règne des idées. L’écrivain né en Algérie ne chante pas ce refrain. Persuadé que le sens de la vie fera toujours défaut et que l’homme est réduit à l’absurdité d’un destin qui peut se terminer demain, le philosophe invite à profiter de l’instant présent dans un lien puissant avec la nature et les sensations. Mais cette jouissance n’exclut pas son prochain. Aimer la nature, pour Camus, c’est aussi aimer les autres, car les hommes participent également à «la grande respiration du monde». Pour introduire l’auteur de L’étranger ou du Mythe de Sisyphe, Marie Robert évoque le cas d’un citadin méprisant la vie au grand air, qui finit par suffoquer dans la grande cité. Les promenades en forêt lui donnent un nouvel élan. «Au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été», dit Albert Camus, trop vite disparu. On le suit volontiers dans sa célébration du présent.
Sartre à la crème
Le jeu de mots est de Marie Robert. Dans ce chapitre ainsi titré, l’auteure parle de ces moments de honte qu’on aimerait n’avoir jamais vécus. La bévue, ici, se déroule lors d’une sortie entre filles. Cinq amies se retrouvent chaque année pour vivre des moments privilégiés. Sauf que cette année, une des cinq copines n’arrête pas de critiquer toutes les activités. Après une journée de patience, l’organisatrice de la virée craque et envoie aux autres comparses un SMS bien corsé sur la mal lunée. Naturellement, la leader n’a pas bien vérifié ses destinataires et la première à lire le message est la copine concernée… Réprobation générale, ambiance à jamais ruinée, immense sentiment de solitude: la fauteuse de trouble ne sait pas où se mettre. Marie Robert appelle Sartre au secours. Car, étonnamment, le père de l’existentialisme, ce courant qui veut que, puisque Dieu est mort, l’homme est responsable de tous ces actes, a de la bienveillance pour les faux pas. Dans L’être et le néant, le philosophe décortique les mécanismes de la honte et avance que, sans les autres, impossible de se construire en profondeur. Ce sont les autres et leur regard parfois inquisiteur qui obligent chacun à se rencontrer vraiment. Ainsi, le moment de honte, aussi douloureux soit-il, peut être un tremplin pour s’améliorer. «Quand nous pensons sur nous, nous nous jugeons avec les moyens que les autres nous ont donnés de nous juger», postule Sartre. Dès lors, sa fameuse citation «L’enfer, c’est les autres» ne signifie pas qu’il faut se méfier d’autrui. Elle signifie que les autres nous font passer par l’enfer de la lucidité, mais qu’après une amélioration de notre part, il peut y avoir un paradis.
Foucault, l’homme révolté
Il avait l’autorité et la répression en horreur. Il détestait les prisons et tout ce qui privait l’homme de ses possibilités d’expression. Michel Foucault reste comme le philosophe de la rébellion. Voilà pourquoi Marie Robert l’appelle à l’aide lorsqu’elle évoque le cas d’un brave petit soldat. Un employé modèle qui, par souci d’intégration, précède les désirs de son patron, lequel profite largement de la situation. D’ailleurs, dans l’entreprise où travaille notre anti-héros, les bureaux sont vitrés, les portes ne doivent jamais être fermées, les boîtes e-mail sont régulièrement visitées et les notes de travail arrivent à toute heure du jour et de la nuit… La révolte s’impose et, pour ce faire, le bon petit soldat peut compter sur Surveiller et punir, le socle de tout esprit contestataire. Dans cet essai paru en 1975 et consacré à la naissance de la prison au XVIIIe siècle, le philosophe interroge également la société disciplinaire dans laquelle nous vivons. Non seulement, Foucault démontre que la surveillance s’exerce en permanence, mais surtout, il explique comment la personne exploitée intègre son infériorité en acceptant la domination du tyran sans la questionner. Désobéir, ce n’est pas s’écarter du droit chemin, dit en substance le philosophe, c’est refuser de considérer que quelqu’un peut exercer du pouvoir sur nous. C’est affirmer sa liberté.
Valéry jaune ou la fin de la timidité
Oui, oui, Marie Robert aime les jeux de mots. C’est sa faiblesse que l’on pardonne volontiers au vu de la richesse de ses digests philosophiques. Dans ce chapitre consacré au très lyrique et, a priori, austère Paul Valéry, l’auteure parle de la timidité. Pas celle qui met un léger rouge aux joues. Non, la timidité maladive qui empêche certains de se présenter à un entretien d’embauche ou d’adresser la parole au futur amour de leur vie. Dans une première partie piquante, comme à son habitude, l’auteure présente un spécimen gratiné. Son ange gardien? Paul Valéry, le philosophe poète qui perdit son siège à l’Académie française pour avoir refusé de collaborer pendant la guerre et n’a donc manqué ni de courage ni d’aplomb. Dans Choses tues, il s’est pourtant penché sur la timidité. Qu’il attribue non pas à une lâcheté, mais à un surplus de réflexion et d’imagination. C’est parce que les timides imaginent le pire à chaque initiative envisagée qu’ils renoncent, par peur de la catastrophe. Evidemment, il ne s’agit pas de devenir idiot pour oser se lancer, rassure le philosophe sétois. Il faut seulement mettre en suspens les dangers de ce qu’on vise le temps de l’action. Pour le dire autrement, dans les «pour» et les «contre», il ne faut garder que les «pour» et y aller le cœur content. Plus facile à dire qu’à faire? Le poète offre une citation talisman: «Le vent se lève!… Il faut tenter de vivre!»
Et encore…
Dans ce livre à la pensée joliment distillée, on croise également:
- Montaigne (1533-1592) qui enseigne à un surbooké la grâce d’un tempo retrouvé
- Paul Ricœur (1913-2005) et ses très intéressants concepts de «mêmeté» et d'«ipséité». Ou comment différencier ce qui, dans l’identité, est immuable et ce qui est amené à changer.
- Simone de Beauvoir (1908-1986) qui apprend à une femme soumise à exister pour elle-même.
- Jean Baudrillard (1929-2007) qui dénonce le piège de l’hyperréalité, celle des réseaux sociaux plus vraie que nature, car façonnée par chacun à sa propre mesure.
- Simone Weil (homonyme de la politicienne qui s’orthographiait Veil) qui enseigne l’art du courage lorsque, notamment, on est confronté à un sévère diagnostic de santé.
Descartes pour les jours de doute
Marie Robert
Flammarion/Versilio, 2019