Société
Les illustres penseurs ne sont pas réservés à une élite, assure Marie Robert. Dans «Kant tu ne sais plus quoi faire», la jeune enseignante appelle les philosophes à la rescousse de nos déveines quotidiennes. Savoureux et convaincant

Spinoza qui vous sauve d’un trauma post Ikea. Heidegger qui vous console de la mort de votre chien. Levinas qui vous aide à apprivoiser votre ado rebelle. Ou encore Aristote qui vous guérit d’une gueule de bois… Non, les philosophes ne sont pas ces êtres inaccessibles dont les concepts complexes échappent au commun des mortels. Selon Marie Robert, enseignante de philosophie dans la région de Paris, leurs théories parlent des humains aux humains et donnent des clés pour traverser les crises du quotidien.
Dans Kant tu ne sais plus quoi faire, il reste la philo, qui sort le 4 avril prochain, la spécialiste de Wittgenstein recense avec humour et une belle habileté douze préoccupations auxquelles autant de philosophes, de Platon à Bergson, apportent leur solution. Un crime de lèse-majesté, cette réduction des bibles du sens à trois phrases clés? «Mes professeurs de la Sorbonne ont relu et applaudi ma démarche, répond l’auteure, âgée de 33 ans. Il faut sortir les penseurs de la poussière, ils méritent d’être lus et vécus au présent.» Pas faux. Et rien n’empêche les plus passionnés de lire les philosophes dans le texte après ce digest bienfaisant.
Le Temps: Marie Robert, comment vous est venue l’idée de ce livre?
Marie Robert: J’ai eu cette illumination chez Ikea, quand j’ai craqué parce qu’au lieu de revenir avec la bibliothèque que j’avais consciencieusement cochée dans le catalogue, j’ai acheté pour 200 euros de babioles inutiles! Là, pour me remonter le moral, j’ai d’abord imaginé une bouteille de vodka, puis, subitement, j’ai pensé à Spinoza. Son précepte clé du désir comme pulsion de vie m’a tellement apaisée que j’ai réalisé que chaque situation de crise avait sa réponse dans le grand livre de la philosophie et qu’il serait pertinent d’en faire profiter un public élargi.
Comment Spinoza vient-il concrètement au secours des acheteurs compulsifs?
Parce que, justement, son concept de «conatus» ou pulsion de vie, porte sur des éléments concrets. Spinoza dit que si l’être humain peut se lever chaque matin, c’est parce qu’il est mû par des envies basiques, type boire un café, partir en voyage, acheter un nouveau téléphone, etc. A ses yeux, ces actions ne sont pas des caprices futiles, mais la manifestation d’un élan existentiel. Du coup, au lieu de se flageller lorsqu’on a un peu dérapé, on peut se dire qu’on a été animé par le conatus spinoziste, ça aide! Et encore, pour ce philosophe, la vertu ne consiste pas à se priver en faisant une cure de détox chaque semaine, mais à connaître ses vrais désirs. Ainsi, une fois conscientisés, ces désirs se régulent d’eux-mêmes, sans punition à la clé.
On n’est pas très loin du développement personnel. C’est l’idée de votre ouvrage?
Pas tout à fait. A la différence des guides de self-help, mon livre n’intervient qu’après la crise. Il n’a pas pour vocation d’accompagner le lecteur dans tous ses actes. L’idée est véritablement d’apporter un autre éclairage, de donner une perspective différente qui nous apaise.
A propos de traumatisme, celui de perdre son chien n’est pas le moins douloureux. Après avoir fait exister avec talent un attachant Gustave Johnson, c’est Heidegger que vous appelez en renfort lorsque ce compagnon ne se lève plus de son panier…
Oui, parce que pour Heidegger, la mort fait partie de la vie. Mieux, cette échéance définit notre Dasein, c’est-à-dire notre être sur terre et nous oblige à nous focaliser sur l’essentiel. Selon lui, seule une conscience active de la mort peut inciter l’homme à mener de grands projets… et à profiter de son chien tant qu’il est là!
Plus étonnant: à travers «Le Banquet» de Platon, vous cautionnez la quête de l’alter ego amoureux. On se serait plutôt attendu au mythe de la caverne dans cette matière, avec l’idée d’illusion endémique…
(Rires) C’est mon côté fleur bleue! En effet, après avoir décrit le profil de l’amoureux de l’amour qui multiplie les rencontres dans le but de trouver son unique moitié, je convoque le récit d’Aristophane présent dans Le Banquet. Ce récit dit qu’à l’origine, l’homme et la femme ne faisaient qu’un et que ces étranges boules ont été séparées par Zeus, en colère, au moment où elles ont voulu concurrencer les dieux… Depuis, chacun cherche sa chacune, et inversement. J’ai de la tendresse pour cette version de l’amour!
Une autre chose frappe: quand vous consacrez un chapitre aux marathoniens contemporains que vous associez au dépassement promu par Nietzsche, vous n’évoquez pas le nazisme, nourri par ce concept de surhomme. Pourquoi ce choix?
Pour deux raisons. D’une part, parce que c’est surtout la sœur de Nietzsche qui a embrassé cette idéologie et non le philosophe lui-même. Et d’autre part, parce que je trouve réducteur de ramener son précepte clé à la récupération dont il a fait l’objet. Au fond, Nietzsche n’est pas très loin de Bergson dont je parle aussi, lorsque je relate la fondation épuisante d’une start-up: l’un comme l’autre célèbrent le dépassement de soi, la réalisation de l’homme ici et maintenant et non dans un paradis hypothétique. Nietzsche est un des premiers philosophes modernes à avoir dit: «Dieu est mort» et être revenu aux fondamentaux antiques qui sont des viatiques pour se réaliser dans le présent. Cette posture plaît beaucoup aux adolescents à qui j’enseigne la philosophie.
Aristote, qui, dans votre ouvrage, vient à la rescousse d’une victime de la gueule de bois, doit bien leur plaire aussi…
Ça, c’est sûr et pas qu’aux ados! Le principe est simple. Aristote estime qu’on apprend de nos expériences et qu’on progresse petit à petit. Je raconte comment un fêtard succombe aux charmes de l’alcool alors qu’il pensait en avoir fini avec cette tentation… Dans L’Ethique à Nicomaque, Aristote dit: «L’erreur n’est pas grave, le principal est de mieux faire la prochaine fois!» Un concept plutôt réconfortant, non?
Il y a aussi Epicure. Ce cher Epicure qui dit stop à la surinformation au nom de la quiétude de l’âme.
Oui, c’est un chapitre très apprécié. Je mets en scène un week-end entre amis, empoisonné par les mauvaises nouvelles qui ne cessent de tomber – merci les smartphones! – et tous les interdits, notamment alimentaires, qui plombent l’ambiance. Pour Epicure, qui est tout sauf le foireur sans limite auquel l’adjectif épicurien renvoie aujourd’hui, être heureux, c’est profiter du silence, de la nature, de la simplicité, de ses amis, sans tracasser inutilement son esprit avec des nouvelles angoissantes sur lesquelles on n’a de toute manière aucun pouvoir. Pour lui, la peur est l’ennemie.
Et enfin, Levinas, qui nous aide à appréhender nos adolescents, ces étranges étrangers.
(Rires) Ce chapitre est aussi très plébiscité. Levinas, ainsi que Wittgenstein, valorisent l’altérité, comme fondement de notre humanité. S’ouvrir à l’autre est, pour eux, la grande affaire de l’être humain. Une attitude de curiosité qui peut aider lorsque l’ado se montre très différent de l’enfant qu’il a été! Wittgenstein va même plus loin. Pour lui, approcher une nouvelle tribu – dans le livre, c’est la belle-famille! – suppose de connaître son langage au sens large. Il faut donc beaucoup écouter et saisir ces nouvelles règles du jeu d’une nouvelle entité pour s’intégrer. J’ai un faible pour Wittgenstein, car j’ai écrit sur ses jeux de langage. Il est passionnant et ludique à la fois.
Kant tu ne sais plus quoi faire, Marie Robert, Flammarion-Versilio, Paris, avril 2018
Le qui et le quoi philosophique
Outre son écriture pétillante et éloquente, l’ouvrage de Marie Robert a cette qualité: rappeler en quelques lignes les fondamentaux de douze philosophes phares. Résumé pour briller en société!
Spinoza (1632-1675) défend le désir comme pulsion de vie. Connaître ses désirs sans les juger, c’est contribuer à les réguler.
Aristote (384-322 av. J.-C.) pense que le bonheur est le bien et que, pour l’atteindre, il faut apprendre de ses erreurs petit à petit, sans paniquer à la moindre rechute.
Pour Nietzsche (1844-1900) être un surhomme, ce n’est pas accomplir des exploits, mais se dépasser pour devenir qui on veut vraiment être.
Le bonheur, version Epicure (342-270 av. J.-C.), consiste à se recentrer sur les choses simples et à évacuer les peurs.
L’amour selon Platon (427-348 av. J.-C) est la sensation de complétude vécue avec l’âme sœur. La chercher et la chercher encore, ce n’est pas kitsch, c’est beau.
Pascal (1632-1662) dit qu’il ne faut pas redouter le temps qui passe, mais l’affronter. La vieillesse est une bonne nouvelle. Avec elle, on devient enfin acteur de l’instant présent.
Pour Levinas (1906-1995), c’est parce que les autres, (en l’occurrence les ados), sont différents qu’ils nous apprennent des choses sur nous. S’y intéresser sans jugement, c’est grandir.
Heidegger (1889-1976) n’aimait pas la futilité. Prendre conscience de sa mort permet de donner un sens à sa vie et d’accomplir de grandes choses.
Kant (1724-1804) non plus, n’aimait pas la futilité. Amoureux de la raison, il condamne la passion qui nous prive de notre moralité et de notre liberté. L’amour, lui, est plus stable et plus durable.
Pour Bergson (1859-1941), la création est la raison d’être de la vie et justifie tous les efforts, même les plus pénibles.
Wittgenstein (1889-1951) voit chaque communauté comme un jeu dont il faut connaître les règles. S’intégrer dans un groupe, c’est apprendre son langage au sens large.
John Stuart Mill (1806-1873), père de l’utilitarisme, croit dans la vérité comme clé du bonheur (ici, dans le livre, il s’agit de dire ou non à une personne que son cadeau nous déplaît…). Mentir nuit à la confiance, ciment de notre société, sanctionne le philosophe anglais.