Société
Après la question des Français en Suisse, Marie Maurisse a enquêté sur la banalisation du porno désormais gratuit sur le web. Violence, dépendance, protection de l’enfance, la journaliste aborde tous les sujets sans trembler et sans a priori

Tout le monde en regarde, mais personne n’en parle. En 2018, la pornographie est encore un sujet tabou, même si, depuis sa mise à disposition gratuite sur le web au début des années 2000, sa consommation s’est banalisée au point d’être à la portée de chaque navigateur, enfants compris. Pornhub a annoncé qu’en 2016 92 milliards de vidéos X avaient été visionnées sur sa plateforme, ce qui équivaut à 12 vidéos annuelles pour chaque habitant de la planète. Quand même. Des amateurs essentiellement masculins – les femmes représentent un tiers de la clientèle. Alors c’est bien ou c’est mal de regarder du porno? Ça pollue la tête ou ça éveille les sens? Ça rend addict et/ou impuissant? Et les enfants, sont-ils traumatisés quand, à 10 ans, ils tombent sur une fellation ou une double pénétration?
Dans une enquête fouillée qu’on pourrait sous-titrer Marie au pays de la pornographie, tant l’auteure a travaillé sans a priori, Marie Maurisse répond à ces questions. Mieux, dans Planète porn, la journaliste et collaboratrice régulière du Temps explore aussi l’industrie de la pornographie minée par l’ubérisation de la profession. Conditions de travail plus précaires, films low cost, essor des vidéos amateurs, avènement des camgirls – une actrice donne un show sexuel privé et payant par webcam interposée –, l’enquêtrice dresse un portrait détaillé de la situation. De Los Angeles à Budapest, voyage sur les tournages et dans les rouages d’une discipline qui, comme le journalisme, mais avec moins de soutien politique, doit se réinventer pour survivre à la gratuité.
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Le Temps: Le leitmotiv de votre ouvrage, c’est la démocratisation de la pornographie via son accès désormais gratuit sur le web. Un fléau ou une bonne nouvelle?
Marie Maurisse: Je dirais un peu les deux. D’un côté, le piratage des films pornos, dont l’intégrité ou seulement quelques minutes de teasing sont mises en ligne gratuitement, nuit à cette profession. Ses protagonistes, du producteur à l’acteur en passant par le diffuseur, sont moins bien payés qu’avant et certaines actrices en subissent les conséquences, en termes de domination, voire de violence.
Un exemple?
En Californie, j’ai rencontré la réalisatrice Jacky St. James qui travaille dans la Porn Valley, à San Fernando. Elle m’a expliqué qu’avant, les scénarios de pornos comptaient quarante pages et les tournages se déroulaient sur quatre jours pour un budget de 40 000 dollars. Aujourd’hui, le scénario compte 16 pages, se tourne en deux jours pour un coût de 16 000 dollars et il faut encore faire les teasers pour internet, les photos des actrices, etc. La démocratisation a entraîné une nette précarisation de la profession, avec, dans le pire des cas, des films low cost tournés notamment à Budapest, dans lesquels des actrices très jeunes, parfois vierges, tournent à la chaîne sans savoir vraiment ce qui les attend sur le plateau. En réaction se développe l’industrie des camgirls, ces femmes qui monnaient du plaisir à distance pour un client privé à travers une webcam. Certaines d’entre elles s’émancipent à travers cette activité, même si cela reste une forme d’exploitation.
Mais la démocratisation du X a aussi ses bons côtés, dites-vous…
Oui, elle abolit les privilèges. La pornographie, qui a toujours existé – les hommes des cavernes représentaient déjà des scènes de sexe –, a constamment été contrôlée par les pouvoirs politiques ou religieux. Ou réservée aux personnes aisées. Je trouve très bien que ces inégalités appartiennent au passé.
Pourquoi? Quelles sont au fond les vertus de la pornographie?
J’en vois trois. Tout d’abord, la pornographie a une fonction sensorielle et cathartique. Elle libère le sujet de ses tensions sexuelles et lui procure du plaisir. Je cite le cas de Cédric qui, lorsqu’il est en voyage d’affaires, regarde des vidéos pornos, le soir, comme s’il jouait au squash: après le travail, il est heureux de pouvoir jouir pour se détendre. Sa femme le sait, l’usage est dédramatisé. Ensuite, la pornographie a une fonction éducative. Même si les scénarios sont très sommaires – un bisou, une fellation et une pénétration, souvent une sodomie –, les adolescents se déniaisent en regardant ces images et nombre d’adultes raffinent leur champ d’action grâce à du porno plus élaboré.
Et la troisième vertu?
Elle est sociale. A l’image des calendriers Pirelli, la pornographie rassemble autour d’elle quantité d’hommes dans une admiration des mêmes corps, une même définition du sexy.
Au risque d’enfermer la femme dans un cliché…
Evidemment, c’est la part pénible de la pornographie. Il faut savoir – mais les hommes le savent déjà! – que la caméra se focalise à 90% sur la femme. Son visage grimaçant, son sexe dégoulinant, ses seins dressés, etc. Ceci, parce que le consommateur est majoritairement un homme mûr, blanc, hétéro et plutôt Américain. Donc, tout est pensé pour le satisfaire et la femme est souvent considérée comme un objet.
Les études prouvent que le public féminin clique sur les vidéos les plus brutales et effectue par exemple des recherches comprenant le terme «viol». La sexualité est quelque chose de très complexe.
Sur la plateforme Pornhub qui abrite entre autres YouPorn, les termes les plus cliqués par les utilisateurs sont «lesbian» (lesbienne) et «step mom» (belle-mère)…
Oui, les hommes aiment les femmes, toutes les femmes! Mais ce qui est étonnant, c’est qu’ils aiment en réalité une pornographie plus soft que le public féminin. J’ai rencontré Erika Lust, une réalisatrice brillante qui tourne des films pornos féministes où on voit mieux les hommes et dans lesquels ce sont les femmes qui décident si elles sont soumises ou non. Erika est formelle: les études prouvent que le public féminin clique sur les vidéos les plus brutales et effectue par exemple des recherches comprenant le terme «viol». La sexualité est quelque chose de très complexe.
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Souvent, le porno sur le web est accusé de mener à l’addiction. On pense au film «Shame» qui montre un porno-addict rivé à son écran. Qu’en est-il?
Daniel Zullino, professeur spécialisé en addictologie aux Hôpitaux genevois, explique que ce n’est pas la quantité d’images qui détermine l’addiction, mais la perte de contrôle du sujet et les dommages que sa consommation provoque sur sa vie quotidienne. Cela dit, internet accentue bien ce phénomène de dépendance, car, de même que la vodka est plus addictive que la bière à cause de sa concentration en alcool, le porno sur internet est plus addictif que le porno en DVD, car il est plus rapide et peut se voir sans fin.
Et puis, il y a les enfants. Les spécialistes affirment que tout enfant de 10 ans a forcément déjà vu des images pornos sur le web. Ça fait un peu peur, non?
Oui, à 10 ans, les enfants ne sont pas équipés pour analyser et assimiler ces images. Mais, plutôt que de censurer le porno sur le web, ce qui paraît difficile puisqu’un tiers du flux mondial d’internet est justement du porno, je pense qu’il faut accompagner les enfants dans cette découverte et bien leur expliquer que ce n’est pas la réalité. Cela dit, les tentatives de censure sont nombreuses dans le monde, comme en Inde et en Australie sans succès ou en Chine, en Ouzbékistan et en Arabie saoudite avec le succès que l’on sait. Mais je crois qu’il ne faut pas céder à la panique pornographique.
Planète porn, Marie Maurisse, Ed. Stock, Paris, 2018