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Pourvu qu’on ait l’ivresse

Tour à tour crainte et recherchée, symbole de célébration et de déchéance, l’ébriété porte toutes les ambivalences. Si peu de personnes osent la défendre, elle accompagne pourtant l’humanité depuis ses premiers pas. Un nouvel essai nous le rappelle joyeusement

Détail d'un tableau de Jusepe de Ribera (1591-1652) de 1626. Image du Musée national de Capodimonte, Naples. — © Alamy Stock Photo
Détail d'un tableau de Jusepe de Ribera (1591-1652) de 1626. Image du Musée national de Capodimonte, Naples. — © Alamy Stock Photo

A 750 mètres d’altitude, au sommet de la petite chaîne montagneuse de Germus, au sud de la Turquie, trône le sanctuaire de Göbekli Tepe. Erigé 10 000 ans avant notre ère, ce site est l’une des premières architectures humaines. Pourtant, aucune trace d’habitation: le lieu servait essentiellement à des rassemblements festifs, selon les archéologues. Qui y ont découvert d’immenses cuves en pierre capables de contenir 180 litres chacune avec, à l’intérieur, des résidus de bière. Göbekli Tepe est, à ce jour, le premier bar connu de l’humanité… et la preuve que les êtres humains aspirent à lever le coude depuis des temps immémoriaux. Pour une meilleure cohésion sociale.

Le goût de l’ivresse remonterait d’ailleurs bien plus loin selon le biologiste de l’évolution Robin Dunbar, qui affirme que nos ancêtres organisaient déjà des réunions alcoolisées il y a 400 000 ans, autour du feu enfin maîtrisé. Et que l’homme ne s’est pas mis à l’agriculture et sédentarisé pour accroître ses réserves de nourriture – qui se trouvaient en abondance autour de lui –, mais pour distiller sa gnôle. Après tout, même les chimpanzés raffolent de l’éthanol naturellement produit par les fruits fermentés…

© Alamy Stock Photo
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Cette histoire, et tant d’autres, agrémente le voyage échevelé que nous offre l’étymologiste londonien Mark Forsyth dans Une Brève Histoire de l’ivresse (Les Editions du Sonneur, 2020). Un ouvrage aussi documenté qu’alerte sur les usages sociaux de l’alcool à travers les civilisations. Du «symposium grec» aux «beuveries monacales», des «maisons à bière médiévales» au «saloon de l’Ouest sauvage», en passant par la folie du gin qui s’abattit sur l’Angleterre au XVIIe, ce grand tour des bacchanales montre à quel point l’ivrognerie reste un rituel fondamental.

L’auteur s’est d’ailleurs penché sur la question pour comprendre sa propre appétence pour l’intempérance: «J’ai réalisé que je ne pouvais pas définir l’ivresse. Je sais ce que c’est. Je bois beaucoup moi-même, confie-t-il. Mais je n’arrivais pas à en donner une définition, ni mes amis, ni ceux rencontrés au pub. Et cela m’a fasciné: nous le faisons, mais nous avons du mal à l’expliquer. J’ai pensé qu’en me penchant sur les raisons de boire dans d’autres lieux et époques, comme dans l’Egypte ancienne, ou chez les Vikings scandinaves, je pourrais obtenir une meilleure explication à cette question: pourquoi buvons-nous?»

«Déluge d’alcool»

Les Perses débattaient deux fois des questions politiques, la première ivre, la seconde à jeun, pour ne valider que les décisions similaires dans les deux cas. Platon pensait qu’un individu capable de garder le contrôle ivre était fiable en toutes circonstances. Shakespeare raffolait du vin et fréquentait les tavernes, mais raillait les buveurs de bière, «la lie de la société»… Au fil des anecdotes, Mark Forsyth montre surtout que l’ivresse peut toucher au divin dans certaines cultures – elle permettrait de voir des ancêtres ou des dieux – et se croise jusque dans la Bible: «L’Ancien Testament prend extraordinairement à la légère la notion d’ivresse […] Les gens boivent, se saoulent et, tant que leurs enfants se tiennent convenablement, tout est pour le mieux», écrit-il, avant de rappeler que «Jésus démarra sa carrière par un déluge d’alcool», en transformant l’eau en vin durant les noces de Cana («Grosso modo, 550 litres»).

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Synonyme de désordre, l’ivresse a aussi fait l’objet de nombreuses tentatives d’encadrement à travers les âges: «Elle est redoutée depuis toujours, nous confirme l’auteur. Surtout lorsque ce sont les autres qui sont ivres. Car s’il y a bien une règle que vous pouvez tirer de l’histoire de l’ivresse, c’est que boire est bien quand je le fais, mais terrible quand ce sont les autres qui s’y adonnent.» Tandis que les Mésopotamiens estimaient que la bière «vous civilisait», la relation à l’ébriété dans nos contrées est beaucoup plus ambivalente, entre plaisir et culpabilité, constate l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe, autrice de Vertige de l’ivresse. Alcool et lien social (Ed. Descartes & Cie): «L’alcool est polysémique. C’est le sang de la terre, le sang de Jésus, le boire ensemble qui scelle la confiance lors de la signature de grands contrats économiques, ou encore le verre levé en signe d’invitation au lien social, détaille-t-elle. Mais selon la morale mondaine, c’est aussi révéler la bête en nous, c’est-à-dire rouler par terre, vociférer, montrer ses fesses, vomir, dans une société où le contrôle de soi est une injonction majeure, et qui pèse particulièrement sur les femmes. Kant écrivait ainsi que l’ivresse féminine est dangereuse.»

Sobriété choisie

La condamnation de l’ivresse s’est renforcée au XIXe siècle, avec l’apparition de l’alcoologie: «Le chemin de l’ivresse à l’alcoolisme a été dénoncé à partir de cette période, jusqu’à devenir un combat idéologique, poursuit Véronique Nahoum-Grappe. Et ce à quoi nous trinquons est considéré comme un poison depuis. Ce qui n’a pas toujours été le cas: la médecine ancienne considérait l’ivresse comme une espèce de purge. Au XIIIe siècle, les eaux-de-vie étaient par exemple interprétées comme positives pour le corps, car prodiguant de la chaleur, à l’opposé du froid, associé à la mort.»

Le XXIe siècle marquera-t-il le triomphe, inédit, de la sobriété choisie? Dry January, Sober October…: l’incitation, plébiscitée, à passer de long mois sans alcool continue de grignoter le calendrier, alors que les alcooliers produisent toujours plus de boissons sans éthanol, pour répondre à une nouvelle demande. Après 261 ans d’existence, la marque de bière Guinness vient ainsi de lancer sa première brune non alcoolisée, tandis qu’en plein cœur du Bordelais, fierté du vignoble français, une nouvelle cave «0%» propose rouges, blancs et pétillants garantis sans débordement, avec succès. Et on ne compte plus les «free spirits» et «mocktails» (boissons sans alcool) à la carte des bars en vue.

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Après quatre années à organiser la Geneva Cocktail Week, événement rassemblant la crème de la mixologie – cet art subtil d’associer alcools et saveurs –, Quentin Beurgaud a d’ailleurs jeté l’éponge, par «manque de public». Propriétaire du Little Barrel, un bar genevois cosy, il constate une révolution dans les modes de consommation: «Depuis deux ans, on voit grimper la demande de boissons aromatiques, avec très peu d’éthanol, voire aucun. Et nous précisons le degré d’alcool de chaque cocktail sur la carte. L’engouement actuel pour le bien-être se retrouve jusque dans l’ivresse: aujourd’hui, les gens viennent pour déguster, prendre leur temps, écouter de belles histoires sur les produits. Ils ne veulent plus se mettre la tête à l’envers.»

Entre catharsis et gueule de bois

Pour le sociologue Gabriel Bender, auteur d’Ivresse, entre plaisir et discipline (Ed. Monographic), boire est même devenu une nouvelle distinction: «Tous les discours tenus sur l’alcool, dans les colloques ou les milieux bachiques, viniques, sont soit des discours préventologues, liés aux risques de l’alcool, soit esthétiques, observe-t-il. Mais si l’on analyse attentivement ces discours, ils disent la même chose: savoir boire, c’est le faire avec parcimonie, et uniquement de la qualité. Il faut apprendre à distinguer les terroirs, les cépages, etc. C’est une discipline de soi, pour tenter de contrôler les risques. On pense que la connaissance et la capacité de lire un cépage dans sa couleur, ou reconnaître un whisky, distinguent de l’ivrogne qui boit n’importe quoi, à n’importe quelle heure, en recherchant uniquement les effets psychotropes de l’alcool. Mais, au final, c’est de l’hygiénisme, car ce que nous recherchons reste quand même l’ivresse. La preuve: on ne fait pas autant de manières concernant l’eau minérale…»

Dans le dernier film du danois Thomas Vinterberg, Drunk, récemment sorti en salles, quatre enseignants dépressifs décident d’appliquer une théorie norvégienne selon laquelle l’homme aurait naturellement un déficit de 0,5 gramme d’alcool dans le sang. Pour doper leur existence désillusionnée, ils décident donc d’y remédier en s’imbibant. Bien sûr, tout dérape, alors que le réalisateur s’attache à scruter les ambivalences de l’alcool, entre catharsis et gueule de bois, en passant par ses excès nocifs. Mais se gardant de toute morale. L’expérience s’avérant même purgative pour certains. Un propos transgressif dans une époque où l’on ne cesse de rappeler les ravages de l’alcool.

Ils sont indéniables, mais Gabriel Bender fait partie de ceux qui défendent le «droit à l’ivresse», cette «révolte éphémère, désordonnée, et pathétique», comme il l’écrit si joliment. «L’homme est un être de passion et de déraison, ce n’est pas une machine soumise à des posologies, poursuit-il. L’alcool est une drogue qui permet des états modifiés de conscience, et toute la question est: bien ou pas? Je pense que si c’est utilisé depuis des dizaines de milliers d’années, cela a un certain intérêt social et individuel.» Mais cette fois, avec le degré d’alcool indiqué au menu.