Elle était un vice honteux réservé aux paresseux, un traitement thérapeutique accordé aux narcoleptiques… Longtemps piquée en secret, dans les toilettes des entreprises ou à l’arrière des berlines, la sieste a désormais pignon sur rue dans des bars installés à Tokyo, New York ou Paris. Depuis une dizaine d’années, le corps médical souligne l’importance de cette courte pause dans la journée qui permet de gagner en concentration, d’améliorer ses performances, de booster sa créativité et d’égayer son humeur. «À l’époque d’Hippocrate, la sieste faisait déjà partie de l’arsenal thérapeutique pour traiter les personnes souffrant de pathologies, résume le docteur Stephen Perrig, médecin adjoint au Laboratoire du sommeil-électroencéphalographie des Hôpitaux universitaires de Genève. Concernant le reste de la population, elle relève d’un discours plus récent. Avec l’avènement de l’électricité et le développement de la connectivité, les heures de sommeil ont été réduites, et la sieste s’est imposée.» La preuve: depuis le début du XIXe siècle, les pays industrialisés ont perdu 30 minutes de sommeil à chaque génération, ce qui équivaut à 2 heures de sommeil en moins que nos arrière-arrière-grands-parents.

Prophylactique

Une «power nap», une sieste éclair qui s’étend de 5 à 20 minutes maximum, peut compenser une dette de sommeil. Les Espagnols, avec leur vie sociale nocturne soutenue, la pratiquent avec assiduité. Ces assoupissements sont volontaires, contrairement aux siestes de grand-papa, surpris par le sommeil en lisant le journal dans son fauteuil. Ils divergent également des siestes prophylactiques, liées au travail de nuit qui concerne près de 20% de la population selon l’Office fédéral de la statistique, ou appétitives, qu’on pratique encore quelquefois en vacances.

«La définition de ce qu’est une sieste varie en fonction des motivations des personnes et du background culturel. Nous ne sommes pas tous égaux face à elle!» analyse le Dr Perrig. La sieste et ses manières de la pratiquer sont aussi nombreuses que ses adeptes: sieste flash, microsieste, sieste standard, sieste royale, de 45 minutes ou plus, déconseillée aux personnes actives professionnellement pour ne pas avoir la tête dans le pâté… En Suisse, elle ne bénéficie pas de la même popularité que dans les pays méditerranéens: réservée aux enfants en bas âge et au troisième âge, elle est abandonnée dès l’école obligatoire, et jusqu’à la retraite.

Grands dormeurs

Pourtant, des études de la NASA démontrent depuis le milieu des années 90 qu’une sieste de vingt-cinq minutes rend les pilotes plus alertes et plus performants. «Une turbosieste est bénéfique pour la mémoire et augmente la vigilance: les temps de réaction sont ensuite meilleurs», confirme le médecin aux Hôpitaux universitaires de Genève. La sieste permettrait d’être productif et inventif, la preuve avec les grands «siesteurs» de l’histoire: Archimède aurait découvert sa poussée en pionçant dans sa baignoire. Isaac Newton aurait été touché par la gravité en ronflant sous un pommier. Napoléon avait fait de la sieste une activité régulière, tout comme les présidents américains, Obama inclus, et Winston Churchill. Angela Merkel ne serait également pas contre un petit somme quotidien. Salvador Dalí, quant à lui, pratiquait des siestes courtes pour bénéficier des hallucinations qui affleurent parfois au moment de l’endormissement, baptisées par le jargon médical hallucinations hypnagogiques. Les grands sportifs sont également adeptes de ce repos diurne: c’est ainsi que les navigateurs, par exemple, évitent de dormir pendant plusieurs semaines. Alors pourquoi pas nous?

Méthode couette

Mieux que les boissons énergisantes, que la Ritaline ou la caféine, la sieste est un puissant dopant. D’après une étude de l’Université d’Oxford publiée en mai dernier, elle permettrait d’augmenter sa productivité de 30%. Certaines entreprises l’ont bien compris: depuis leur création, Google ou Facebook proposent d’ailleurs à leurs employés des espaces de relaxation et de sieste, pour booster l’efficacité et le moral des troupes.

Mais ce genre de salle demeure encore rare en Suisse. En tant que fondation exemplaire, l’Institut universitaire romand de santé au travail, à Epalinges, en possède une depuis plus d’un an. Une façon de fédérer les collaborateurs autour d’une pratique simple, et de favoriser les pauses bénéfiques aux travailleurs. La majorité des personnes qui fréquentent cette salle optent pour la microsieste, d’autres cèdent à des cycles de sommeil
plus longs, d’une heure ou plus, afin de rattraper une mauvaise nuit. Les derniers l’utilisent pour se relaxer. Ici, les employés n’éprouvent pas de gêne à piquer un roupillon sur les heures de travail:
cela s’inscrit dans la culture interne de l’entreprise. Dans une clinique genevoise, Fanny, 33 ans,
cède régulièrement à de courtes siestes d’une vingtaine de minutes après le déjeuner. L’infirmière ne ressent aucun scrupule à faire bon usage de la
salle de repos mise à la disposition des employés: «On y est au calme, on peut étendre ses jambes, être au chaud… En hiver particulièrement, elle est très fréquentée. J’ai déjà dû passer mon tour parce qu’elle était pleine. Certains bouquinent, d’autres dorment plus profondément, comme moi! Je me sens ensuite plus calme au travail et plus efficace.»

D’autres sociétés adoptent des capsules de siestes, qui permettent de tomber dans les bras de Morphée en plein open space, comme le modèle français CalmSpace, signé Haworth. À première vue, la cabine évoque davantage une œuvre d’art moderne qu’une salle de repos. Pourtant, selon les termes de la structure spécialisée dans l’aménagement de bureau qui la commercialise depuis 2012, il s’agit d’un «micro-espace de power nap». Traduction: un lieu réduit où il est possible aux salariés de se reposer par tranches de dix, quinze ou vingt minutes qui n’a rien d’une concession au farniente, bien au contraire. Il s’agirait d’un levier de productivité aux bienfaits moins éphémères que la sacro-sainte tasse de café post-déjeuner.

Bêtes de somme

Sans lieu dédié à la sieste, comment peut-on se reposer? Selon Raphaël Heinzer, médecin au Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil au Centre hospitalier universitaire de Lausanne, on peut dormir un peu partout: ce qui importe, c’est de s’isoler de la lumière et du bruit, de s’installer confortablement et de bien caler sa tête, pour éviter qu’une perte de tonus musculaire ne nous réveille brusquement. Dans certaines villes, des bars à sieste ont ouvert. Imaginez. Il est 14h. Vous êtes engourdi par la torpeur d’un déjeuner trop copieux. Vos paupières pèsent des tonnes… À New York, Tokyo ou Paris, vous pouvez donner rendez-vous à Morphée dans un bar à sieste. Vous débarquez avec votre fatigue, et vous l’abandonnez là, comme un vilain cauchemar. Bercé par quelques notes relaxantes, tapi dans l’obscurité, avec ou sans massage crânien…

ZZZZ

À Paris, ZZZZ a ouvert passage Choiseul, dans le second arrondissement, et facture 16 euros les 50 minutes de dodo. A priori, ce comptoir s’adresse à une population de travailleurs actifs et aisés, occupant plutôt des postes de cadres. Christophe Chanhsavang, le gérant, en a eu l’idée suite à une expérience professionnelle en Chine: «J’étais contraint de faire la sieste, elle était obligatoire, confiait-il à la télévision française. Je me suis dit: «Pourquoi ne pas créer un bar à sieste entre midi et deux, afin d’offrir un petit moment de détente pour repartir du bon pied?» Vendeur de rêve plutôt que marchand de sable, il propose surtout aux âmes fatiguées qui poussent sa porte un service de relaxation, qui se décline en lits chauffants, fauteuils massants, aromathérapie et musique d’ambiance. Quant à savoir si les clients en profitent pour véritablement s’assoupir, impossible: l’entrepreneur est si «débordé» qu’il ne trouve pas le temps de nous accorder un entretien. La demande des Parisiens en matière de siestes est visiblement massive.

Avec l’avènement de l’électricité et le développement de la connectivité, les heures de sommeil ont été réduites, et la sieste s’est imposée.

Mais le sommeil est-il à vendre? «Offrir un espace aux salariés pour faire la sieste tranquillement est une bonne chose. Nous devons encore trop souvent aujourd’hui conseiller à certains de nos patients de se réfugier dans leur voiture pour dormir», explique à Lausanne Raphaël Heinzer. «Ce bar propose un service, qui, comme tout, se monnaie. Je préférerais que ce soient les entreprises, qui bénéficient des compétences accrues des employés après une sieste, qui mettent à leur disposition des salles de manière plus systématique.» Malheureusement, dans une société qui fait l’apologie de la productivité ininterrompue, la menace du tire-au-flanc plane toujours. Ailleurs, la sieste a meilleure presse: en Chine, une loi autorise le repos en entreprise. En Espagne le maire d’Ador, près de Valence, a fait voter à sa municipalité un texte favorisant la sieste. «Editer une loi pour promouvoir la sieste en Suisse me paraîtrait excessif, poursuit le médecin lausannois, d’autant que nous n’en avons pas tous besoin, et que d’autres en abuseraient. En revanche, réhabiliter cette courte pause et ses bienfaits, la rendre possible au sein de l’entreprise me semble important.» Exit les bars à sommeil: se laisser aller le temps d’un songe, cinq minutes, un quart d’heure ou une heure, ça n’a pas de prix.