Pour la psychologue Sophie Marinopoulos, «si on veut réparer la société, il faut soigner l’âme du bébé»
Éducation
On surveille avec zèle la santé physique des tout-petits, mais on ne se soucie pas de leur santé psychique et relationnelle, déplore la psychologue Sophie Marinopoulos. Cette experte de l’enfance et de la famille sera à Genève jeudi 25 novembre

Lever un malentendu tout d’abord. L’éveil culturel ne consiste pas à emmener les bébés dans les musées et les salles de spectacle pour en faire des génies ou des mordus de l’art. Ce programme vise à donner aux enfants un espace et un temps qui leur permettent de se développer harmonieusement sous le regard d’adultes attentifs et éloquents. Par exemple? Laisser son jeune enfant deux heures durant sortir les casseroles du placard et les remettre, tout en commentant à haute voix cette activité pour lui donner du sens, c’est déjà de l’éveil culturel. Car, en répétant ce geste plusieurs fois, le tout-petit découvre mille choses et développe une relation avec l’accompagnant. L’air de rien, ses progrès cognitifs et psychiques sont importants.
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«L’ennui, c’est que, stressés par les exigences de l’agenda, les parents n’ont pas ce temps. Dès lors, le petit résiste, rechigne, comme pour ralentir ses parents, et ces derniers se retrouvent de plus en plus perdus face un être qu’ils ne comprennent plus», s’inquiète Sophie Marinopoulos, experte de l’enfant et de la famille et membre la commission des 18, ces experts français qui planchent sur le chantier des 1000 jours (pour les mille premiers jours de l’enfant) sur mandat d’Emmanuel Macron.
La solution? «Exiger que la santé culturelle de l’enfant soit prise en compte autant que la santé physique et aménager des conditions qui permettent ces explorations en lien avec les parents», répond la spécialiste, à l’œuvre sur ce sujet depuis quarante ans.
Le Temps: Selon vous, tout se passe donc entre 0 et 3 ans?
Sophie Marinopoulos: Non, l’apprentissage est un processus au long cours et chaque étape compte. Mais il est faux et surtout lâche de dire que les bébés s’adaptent à tout. Si un tout-petit n’est pas nourri sur le plan relationnel, les efforts psychiques intenses qu’il fait pour compenser ce manque vont peser plus tard.
Pendant les confinements, quels ont été les manques les plus importants pour les jeunes enfants?
Le masque porté en crèche n’est pas facile pour un tout-petit, mais si le jeune enfant apprend beaucoup par la bouche, il apprend aussi par le corps. Il a donc d’autres ressources que la seule expression du visage pour interagir avec son interlocuteur. Le plus inquiétant, selon moi, a été la privation de mouvements. Un enfant qui ne peut pas courir ou sauter à sa guise est très pénalisé, car, pour lui, le corps est un instrument de pensée et grandir implique de bouger et de s’exprimer.
Justement, on se plaint souvent du bruit des enfants dans les lieux publics comme les trains, les avions, les restaurants, etc. Que pensez-vous de ces doléances?
C’est tout le paradoxe de notre époque. On veut des enfants, mais on ne veut pas l’enfance de nos enfants! Sans doute à cause du rythme effréné de la modernité, les adultes ont un rapport très faible à la frustration et attendent des petits un comportement adéquat, des réponses immédiates. On fait de l’adultomorphisme, c’est-à-dire qu’on prend les enfants pour de petits adultes alors que ce sont des adultes en devenir. Or, contrairement à nos cadences soutenues, le temps de l’enfant est celui de l’errance, des découvertes, des tours et détours…
Vous dites recevoir des parents de plus en plus perdus face à l’éducation de leur enfant. Comment se manifeste cet inconfort?
Les parents disent: «On n’y arrive pas, on ne le comprend pas.» La part relationnelle est mise à mal, comme si le fil était rompu. La relation avec un petit enfant n’est pas facile, elle est faite d’intranquillité, elle demande aux parents de sans cesse s’adapter. Or, certains sont impatients et perdent très vite confiance dans leurs capacités. Je précise que ce phénomène concerne toutes les couches sociales, des plus précarisées aux plus aisées.
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Mon travail consiste alors à restaurer les liens parents-enfants et à soutenir les parents pour qu’ils prennent un temps de qualité avec leur enfant. Je leur dis: «Commentez ses découvertes, ses acquis et la relation reprendra harmonieusement.»
Pouvez-vous étayer cette idée de «commenter les découvertes des tout-petits», socle de l’éveil culturel?
Lorsque vous sortez avec un bébé dans un pousse-pousse, vous remarquez qu’il observe une branche qui bouge. Très naturellement, vous commentez ce mouvement. Vous dites: «Il y a du vent. Tu vois comment le vent fait bouger les feuilles? Et tu vois comment le soleil éclaire la feuille?», etc. Même si le bébé ne comprend pas, il passe de l’objet à vous et retourne à l’objet enrichi de votre attention. Ça semble peu de chose, mais ce type d’échanges constitue le socle du langage. Or, c’est un vrai investissement pour l’adulte, car ça lui demande de regarder dans la même direction que l’enfant, d’être attentif à ce qu’il voit et vit et d’interagir à son rythme, sans rien forcer.
Et, bien sûr, les écrans ne sont pas les meilleurs alliés de cette attention…
Je suis évidemment contre la monoculture de l’écran, pour l’adulte comme pour l’enfant. Cela dit, je suis aussi opposée à la totale interdiction de ces outils pour les petits, car je sais que, parfois, quand les parents sont débordés, les écrans peuvent être une béquille bienvenue. Je conseille en revanche de regarder avant ce qu’on donne à voir aux enfants. Déjà, pour éviter qu’ils soient confrontés à des horreurs, mais surtout pour pouvoir échanger sur les contenus après visionnement.
Vous écrivez que, pour un enfant, le jeu est sérieux. En quel sens?
L’enfant joue pour grandir. Le fait de prendre un objet, de le triturer, de le cogner sur une surface, d’écouter son son, de le cacher ou de le laisser tomber, toutes ces actions sont des apprentissages intensifs pour lui. Ces manipulations lui permettent de passer de l’inconnu au connu, ce qui l’effraie d’ailleurs un peu au début.
Sur la question: Pour un enfant, jouer (librement), c’est gagner
Si vous observez un bébé face à un nouvel objet, vous remarquez qu’il est d’abord très concentré, puis plus détendu lors de la seconde manipulation, puis, à la fin, totalement souriant. Il peut enfin développer une relation de plaisir avec cet objet qui lui est désormais familier. Deux conditions sont requises pour cette exploration. Du temps en suffisance et des objets assez solides pour résister à ces manipulations!
En France, vous avez ouvert 14 espaces d’accueil parents-enfants baptisés Les Pâtes au beurre. Quelle est la mission de ces centres qui pratiquent l’éveil culturel et artistique?
Les parents viennent y jouer avec leurs enfants ou poser des questions à des psychologues qui les reçoivent et les conseillent gratuitement. L’idée est d’offrir un lieu rassurant, chaleureux et bienveillant où les parents ne se sentent ni jugés, ni critiqués. Soutenir le lien parent-enfant par l’éveil culturel et artistique est une des préconisations de mon rapport, car cela vient toucher des sensations corporelles, sensorielles porteuses d’empathie qui conduisent à une meilleure compréhension mutuelle. Cette approche peut favoriser une relation de confiance et une baisse des défenses psychiques qui avaient été érigées, permettant de la part des parents une meilleure écoute et un meilleur accueil des émotions du bébé.
Ainsi, l’éveil culturel répare les parents autant qu’il profite aux enfants?
Je dirais même que l’éveil culturel répare la société! En donnant du temps et de l’attention aux parents autant qu’aux enfants, ce programme permet à la société de respirer, de privilégier la qualité sur la quantité et de façonner de futurs adultes centrés et responsables. Mais, pour cela, il faut soulager les parents qui sont toujours en train de courir. D’où notre recommandation du congé paternité dans la commission des 1000 jours mandatée par le gouvernement.
A côté de l’éveil culturel figure l’éveil artistique. Là, il s’agit plus spécifiquement de productions élaborées pour les enfants. Comme quoi, par exemple?
Ça peut être de la danse, des spectacles de théâtre et de marionnettes, du cinéma, des concerts, des lectures interactives, etc. En général, les formats sont courts et les espaces sont pensés pour accueillir les enfants. Mais ça peut être aussi de la lecture hors les murs, comme ces expériences très intéressantes en néonatologie où des comédiens viennent lire des livres à de très grands prématurés. Les parents sont d’abord interloqués, mais, petit à petit, en regardant le couple étrange que forment le lecteur et leur bébé, les parents remplacent l’enfant-machine, celui qui est relié aux appareils, par leur enfant réel. A travers ce moment de lecture où l’enfant reçoit le souffle de la voix et le souffle de l’imaginaire, les parents oublient l’hôpital et se rapprochent du tout-petit. C’est très beau à observer.
Au fond l’éveil culturel, c’est peu de chose. C’est respirer, se poser, regarder, écouter, accompagner, se réjouir, s’amuser…
En effet, c’est à la fois très simple et très compliqué! A notre époque où tout va vite et où l’on veut toujours être connecté, avoir les dernières infos, voir les dernières vidéos, etc., il est très difficile pour les parents de donner cet espace et ce temps aux enfants.
Lire enfin: Libérez les épaules… et les enfants!
Je ne les blâme pas, je les comprends, mais sans cette attention vitale, aussi vitale, j’insiste, que la nourriture et le sommeil, l’enfant ne pourra pas grandir sereinement.
Prendre soin des bébés, c’est prendre soin de la société: conférence de Sophie Marinopoulos, jeudi 25 novembre 2021, à 19h30, à Manège en Ville. Cette conférence a lieu dans le cadre des Nocturnes de l’éveil culturel dès la naissance, une série de manifestations organisées par la ville de Genève, du 22 au 25 novembre.