Si Gwand est devenu aujourd'hui un rendez-vous phare en Europe, c'est d'abord grâce à sa directrice, Suzanna Vock, aussi intraitable en matière de mode qu'extravagante dans ses tenues (robe de fée blanche couronnée d'une toque de fourrure à la Davy Crockett). C'est aussi que la mode est désormais perçue comme un moyen d'expression personnelle et un terrain d'exploration collective. Une pratique photosensible, pour paraphraser Rudolf Velhagen, responsable de la section Arts visuels de Pro Helvetia, laquelle fondation «débat actuellement de la place et de la visibilité à donner à la mode».
C'est à Gwand que l'on a appris que Globus allait dédier des espaces haut de gamme à de jeunes designers suisses. Par ailleurs, pour la première fois, les catalogues Ackermann, en recherche d'air et de sang frais, sont venus à Gwand offrir un prix (80 000 francs). Celui-ci est allé à Yvan Mispelaere. Le Français sera chargé d'élaborer une série de vêtements vendus par correspondance, l'automne prochain. Pourtant, l'avenir est loin d'être assuré. Gwand dépend beaucoup de l'aide de Swiss Textiles (250 000 francs en tout). Or, à Lucerne, la porte-parole de cette association se demandait s'il ne fallait pas investir autrement cette somme destinée à la faire connaître à l'étranger. A suivre.
Samedi, 23 heures. Le nom du grand vainqueur est tombé. Mais le suspense rebondit: Raf Simons viendra-t-il sur le podium, lui qui interdit toute photo de lui, et qui s'est même retiré à Neerpelt, un bled oublié de tous sinon de trois mouettes aux ailes métalliques et de la mer grise qui lèche la plage? Mâchoires serrées et grands cils noirs, col roulé de clergyman et doudoune de rappeur blanche, Raf Simons se montre. Il pleure. La rumeur disait son entreprise au bord de la faillite. Le chèque lucernois allège ses épaules.
La menace et l'élégance. Peut-être faut-il ces deux mots pour rendre justice au talent marginal de ce gourou de la pénombre. Quand Raf Simons débarque sur la scène de la mode, à Milan, en 1995, c'est, pour les connaisseurs, un tremblement de terre. Ou un appel d'air. Le jeune homme vient du design industriel. Le vêtement, il ne l'a jamais étudié, s'est vu refuser l'entrée de la fameuse école d'Anvers («Tu en sais suffisamment, travaille!»). Il aime la culture liée à la mode, son authenticité urbaine. Mais il déteste son système. Dès le début, Raf Simons fait défiler de très jeunes gens repérés dans des centres commerciaux. Ses collections sentent à la fois la rue (blousons, sweats à capuches) et le tailleur (costumes masculins savamment déconstruits). Des silhouettes comme des fantômes modernes. Ou comme des revenants bardés de gilets multipoches. Tout de suite, c'est l'engouement. Et tout de suite, Simons se méfie, prend une année sabbatique, travaille comme commissaire d'exposition, revient pour décliner des collections toujours plus sombres, exsudant une violence sincère, dont les éléments (capuchons, masques, gilets) détournent des panoplies de pirates modernes. Jusqu'au 11 septembre 2001. Et à la collection pacifiée présentée à Gwand, dans laquelle se faufilent aussi des vêtements de filles, mêlant avec une poésie épineuse trainings de voyous et capuchons à la Siddharta, bijoux faits de trois branches et bombers brodés d'une tête de mort. Le grand public, habitué aux salacités sexy, n'y voit que du feu. L'aficionado y lit une voix sincère, inspirante. Protestation et protection.