Sur l’écran de vidéosurveillance, on le voit détruire une imprimante à l’aide d’une batte de baseball en métal. Autour de lui, les débris de plastique s’accumulent. Une bouteille de vin vole en éclats, puis une autre. A la sortie de sa séance de quinze minutes, Dane est en sueur. «Taper sur des objets sans arrêt, ça fatigue, et la combinaison tient chaud», lance ce Lausannois de 24 ans, en enlevant ses gants et son casque de protection. Lui qui avait déjà testé le concept à Paris est venu cet après-midi inaugurer la première «rage room» de Suisse pour se défouler, faire le vide. «Je travaille comme boulanger, explique-t-il, je suis souvent sous pression. Démolir du matériel destiné à la casse, ça me détend.» Va-t-il revenir? «Pas tout de suite, mais d’ici deux ou trois mois, certainement.»

Murs capitonnés, cible dessinée, stock de bouteilles en verre, meubles et autres objets électroniques usagés, marteaux ou pieds de biche en guise d’arsenal, musique à fond: la rage room, aussi appelée fury ou anger room, fait figure de défouloir. Un exutoire grandeur nature où le client paie – entre 30 et 80 francs – pour tout casser. L’enjeu? Combattre son stress, libérer sa colère. Le tout sous l’œil de caméras, précaution de sécurité oblige.

Thérapeutique ou ludique?

«Nous offrons une activité insolite qui permet de se défouler en toute sécurité», revendique Nicolas-Guillaume Katz, cofondateur de l’espace qui a ouvert il y a deux semaines à Lausanne. Déjà propriétaire de plusieurs escape rooms avec son associée Polina Nekrasova, l’entrepreneur se détourne ici du côté cérébral pour explorer les pulsions. Inspiré par les séries américaines où ces lieux de décompression pullulent, il réfléchit au concept, dégotte une solide assurance responsabilité civile et se lance.

Depuis le 13 avril, quelque 100 démolisseurs ont déjà tenté l’expérience. A leur disposition: des objets récupérés dans des dépôts, des débarras ou offerts par des privés. «Face au succès, nous devons déjà renouveler nos stocks», précise Nicolas-Guillaume Katz. Il est aussi possible d’amener des effets personnels. A la sortie, les réactions sont positives. «On sent que certains en avaient vraiment besoin, confie-t-il. Juste avant de taper sur un objet, une cliente en tailleur prenait une grosse inspiration et fermait les yeux.» Le côté thérapeutique passe toutefois après l’aspect ludique. «La rage room n’a pas vocation à soigner, prévient le gérant, mais si certains sentiments refoulés peuvent s’exprimer, tant mieux.»

Comment espère-t-il fidéliser ses clients? «Plus la ville est stressante, plus les gens s’accrochent, estime Nicolas-Guillaume Katz, qui nie toutefois exploiter une forme de détresse. Nos clients viennent en connaissance de cause, notre service n’est pas différent d’un fitness ou d’un restaurant.» A terme, il envisage de développer des pièces à thème: le bureau, la cuisine de grand-mère ou encore le salon des beaux-parents.

«Plus drôle que déstressant»

Arnaud Bermey, 27 ans, a tenté l’expérience avec une amie. Pas vraiment pour se défouler, mais plutôt pour vivre un moment unique, inhabituel. «Dans la vie courante, casser des objets est mal vu et lourd de conséquences, détaille le Vaudois. Je voulais expérimenter cette sensation de lâcher prise, tenter un geste qui n’est généralement pas admis sans avoir besoin de ranger ou de nettoyer après.»

Verdict: un «bon moment en musique». L’horloge et le vieil aspirateur n’ont pas tenu longtemps sous ses coups de masse, mais il n’en a pas tiré un bonheur particulier. «C’était plus drôle que déstressant. Je ne suis pas du genre à m’acharner sur un objet pour me vider la tête. Je préfère le sport.»

Avoir obtenu les autorisations de la ville et dépenser de l’argent pour installer un tel dispositif est problématique, voire dangereux, estime la thérapeute genevoise. Il y a d’autres manières d’aider les gens pour qu’ils puissent s’exprimer

Divertissement, curiosité ou thérapie improvisée? Difficile de savoir ce qui pousse les clients dans ce lieu. Les professionnels de la santé restent quant à eux très pessimistes sur les bienfaits des accès de violence libérateurs. Psychologue FSP, Silvia Geller juge cette proposition «très violente et compliquée à gérer». «Avoir obtenu les autorisations de la ville et dépenser de l’argent pour installer un tel dispositif est problématique, voire dangereux, estime la thérapeute genevoise. Il y a d’autres manières d’aider les gens pour qu’ils puissent s’exprimer.»

D’où vient ce besoin de libérer sa colère? «Décharger la haine, la rage a depuis longtemps été thématisé, rappelle Silvia Geller. En psychanalyse, Sigmund Freud avait notamment baptisé cette méthode l’abréaction et l’a finalement abandonnée. Sans orientation ni suivi, exploser un vase contre un mur n’aide pas à faire bouger la cause, autrement dit à régler le problème. Au mieux, la personne va s’épuiser pour finalement revenir au même point. Au pire, cette activité peut même produire un recul en réveillant une angoisse majeure; le sujet peut se retrouver avec une double impossibilité de se débarrasser de sa souffrance.»

Emotions restreintes

Présent aux Etats-Unis et au Japon (lire ci-dessous) depuis longtemps, le concept n’existait pas en Suisse il y a encore un mois. Que signifie son arrivée? «Il y a tellement peu de place pour l’émotion dans notre société qu’on est obligé de créer un lieu dédié à son expression, analyse Estelle Rollin-Simon, psychiatre au centre lausannois Les Toises. L’idéal de vie promu est centré sur l’action et le contrôle; les émotions (colère ou tristesse) sont, elles, très mal vues. Il faut toujours être joyeux, en forme, cela provoque de grandes frustrations chez les personnes qui n’y parviennent pas.»

Pour la thérapeute, qui a longtemps exercé dans le domaine pénitentiaire, il convient néanmoins de distinguer la colère de la violence. «La colère, dans ses multiples expressions, visibles ou non, est une expérience humaine fréquente qui a son sens. Toutes les colères ne sont pas perturbantes. La violence, en revanche, est l’expression d’une souffrance qui peut aller jusqu’à la mise en danger de soi.»

Absence de limites

Aux patients qui lui disent «je n’en peux plus, je vais tout casser», la psychiatre conseille de partir hurler en forêt ou de taper dans un coussin. Pourquoi pas une rage room? «Pour une personne fragile, l’exercice peut se révéler perturbant, causer d’éventuelles crises d’angoisse à la sortie, estime Estelle Rollin-Simon. Les propriétaires de cette salle détiennent une grande responsabilité dans l’accompagnement des clients.» Payer pour tout casser comporte en outre le risque de créer un défouloir hors de la réalité. «Dans la vraie vie, la violence a des conséquences, rappelle-t-elle. Cette absence de limites peut s’avérer problématique.»


Les «anger rooms», un phénomène prisé aux Etats-Unis

Le concept est né au Texas, en 2008, dans le garage d’une jeune femme. Au Japon, un homme a eu une idée similaire au même moment. Depuis, les rage rooms ont essaimé

Payer pour tout casser et exorciser ses frustrations. Outre-Atlantique, Donna Alexander a senti le bon filon, en 2011, lorsqu’elle a décidé d’ouvrir sa première anger room, à Dallas. Elle attire désormais plus de 700 personnes par mois. Donna Alexander y avait déjà réfléchi quand elle avait 16 ans et vivait dans la banlieue de Chicago. Puis, en 2008, elle propose à des amis de se «soulager» en cassant du matériel de récupération dans son garage. Devant son succès, elle décide de faire les choses plus sérieusement. Et de développer un business.

Désormais, les clients fâchés et stressés se voient proposer un choix qui va d'une simple session de cinq minutes «J’ai besoin d’une pause» (25 dollars) à «Démolition totale», qui permet de détruire pendant vingt-cinq minutes une pièce entière remplie d’objets (75 dollars). La maîtresse des lieux propose aussi de customiser la chambre en fonction des besoins du client. Avant l’élection présidentielle du 8 novembre 2016, les mannequins de Donald Trump et d’Hillary Clinton étaient particulièrement prisés comme défouloirs. Cette année-là, Donna Alexander a d’ailleurs exporté son concept, sous la forme de rage rooms éphémères, à Los Angeles, à New York et à Chicago.

Depuis, son idée a essaimé au Canada, en Amérique latine, en Europe ou encore en Australie. Au moment où Donna Alexander testait encore son concept dans son garage, en 2008, un Japonais a eu une idée similaire. Mais depuis, le Japon a surpassé les Etats-Unis. Un hôtel de Tokyo, le Mitsui Garden Hotel Yotsuya, a inauguré en 2015 des «crying rooms», où l'on peut déverser toutes les larmes de son corps en toute tranquillité. Avec un grand défaut: ces chambres pour pleurer sont réservées aux femmes. Non mais!

(Valérie de Graffenried)