Trains de nuit (5/5)
De Stockholm à Narvik, randonneurs solitaires et familles en quête de grand air cohabitent, vingt-deux heures durant, dans ce convoi forcément spécial qui franchit le cercle polaire et où, selon la saison, vous attend le soleil de minuit

Le chemin de fer nocturne se fait rare en Europe, mais certaines lignes existent encore. Cette semaine, «Le Temps» vous en a fait découvrir quelques-unes.
Episodes précédents:
A la gare centrale de Stockholm, boussole pointée vers le Grand Nord, il y eut d’abord ces doutes, quasi existentiels. Quelle est ma résistance à la monotonie? Vingt-deux heures de train, logé dans un wagon-lit, c’est forcément barbant. Comment photographier une aurore boréale? Puisque ce tas de ferraille, tracté par une sublime locomotive, noire comme le charbon, doit nous emmener au 68e parallèle. Et aussi: les crackers au sésame suffiront-ils à calmer mes petits creux?
Depuis un inoubliable Bombay-Bénarès il y a quelques années, je sais désormais que les longs trajets en train ont de nombreuses vertus. Ils vous offrent – si tout va bien – une belle plage de sommeil. Ils peuvent, la plupart du temps, occasionner de magnifiques rencontres. Et ils poussent généralement à la contemplation, voire à la méditation.
La Laponie sera mon Taj Mahal. Et Krzysztof mon premier «ami» à bord. Dans le corridor de la voiture n° 15, ce jeune et svelte Polonais en sandales attend devant un compartiment à six couchettes. Son lit est déjà fait. Je suis juste en face, au 82. Il me tend la literie et me raconte ses projets dans un anglais moucheté de jolis «r» roulés: «Je vais faire une randonnée dans le Parc national de Sarek. J’ai prévu de faire 150 km. Cela devrait me prendre, disons… entre sept et dix jours.» Il rit. D’ivresse ou d’angoisse.
La méditation pour plus tard
Tel un conquérant de l’Aconcagua, Krzysztof a dans son sac à dos des dizaines de sachets de nourriture lyophilisée, «mais un seul paquet de clopes pour tout le voyage». Deux compagnons nous ont rejoints: Niklas et Christian, des Suédois pure souche. Marcheurs eux aussi, ils s’avèrent être de très fins connaisseurs des sentiers pédestres du nord de la Suède et ont déjà des conseils pour Krzysztof. C’est au wagon-restaurant, autour d’une Lager, qu’ils entendent les prodiguer. La méditation, ce sera pour plus tard.
Les locaux de l’étape dissipent aussitôt un autre doute, que l’illustre soleil de minuit (ou jour polaire) pourrait soulever: oui, il fera quand même nuit durant la première partie du trajet puisque nous sommes encore à 750 km du cercle polaire. Et qu’il n’est que 19 heures et des poussières. Tout là-haut, à Narvik (Norvège), une des villes les plus septentrionales de la planète, le «soleil de minuit» n’est d’ailleurs une réalité qu’entre le 24 mai et le 19 juillet. Les sites spécialisés annoncent un coucher de soleil à 21h55 et les premiers rayons à 3h51. La nature est farceuse, près des pôles.
Selon Niklas, il faut mesurer la chance qu’on a d’être à bord de ce train de nuit. La compagnie SJ (Statens Järnvägar), fondée en 1856, détenue par l’Etat et qui a une position de monopole en Suède, avait, croit-il se souvenir, «menacé de fermer certaines lignes l’an dernier». Elle aurait renoncé face «au tollé que cela avait provoqué dans les milieux touristiques». Le nord du pays, sorte d’eden pour les randonneurs, vit en effet en grande partie de ces activités. Le service de presse de SJ a une version plus nuancée et confirme que des discussions ont eu lieu uniquement pour la ligne Östersund-Åre, «parce qu’à une période, il y avait très peu de monde dans ces trains». SJ précise que les lignes Stockholm-Narvik et Göteborg-Narvik bénéficient de subventions du gouvernement. C’est donc une volonté politique de les maintenir.
En route pour les Lofoten
«Voyager plus propre et prendre le temps de prendre le temps», c’est ce qui a poussé Hélène et Patrick, deux Français résidents d’Athènes, accompagnés de leur fils de 10 ans, à acheter les pass Interrail pour leurs vacances d’été, à 1700 euros pour trois. «Nous nous sommes permis deux vols, mais tout le reste, on le fait en train, explique Hélène. On a fait les pays Baltes. Je ne me remets toujours pas de la beauté de Vilnius. Et dans le train au départ de Bucarest, le cuisinier a fait des frites maison. Vous vous rendez compte?!» Ils sont en route pour les îles Lofoten, encore plus loin que mon terminus.
Sam et Alex, 20 ans, les deux autres colocataires de notre wagon-lit, sont moins loin de chez eux mais tout de même très aventureux. Ils me montrent Hasselhölm, leur ville natale sur la carte de leur Snapchat, à 500 kilomètres au sud de Stockholm. Et rigolent de devoir texter leurs parents si régulièrement pour les rassurer. Leur objectif: gravir le Kebnekaise, point culminant de la Suède. Dans ce plat pays où les rennes se comptent en centaines de milliers mais où il y a à peine douze sommets de plus de 2000 mètres, le Kebnekaise est une légende. En août 2018, la fonte des glaces a fait perdre son statut de sommet le plus haut du pays à sa pointe nord, au profit… de sa pointe sud. Le réchauffement climatique fait et défait les réputations.
La nuit est tombée depuis un moment. Avant d’aller s’en griller une sur le quai, Krzysztof balbutie, triture sa canette et finit par dire, les yeux dans les yeux, aux deux Suédois de la tablée: «Vous savez, votre bière, là, elle est plutôt… normale au goût, mais je crois bien que c’est la bière la plus chère de ma vie.» Soixante-sept couronnes suédoises, soit 6 fr. 80. Presque de quoi impressionner un pendulaire helvétique. Et l'occasion de digresser sur le pouvoir d’achat des uns et des autres, affranchis que nous sommes tous de la monnaie européenne. Mais peu importe leur valeur, le franc suisse, la couronne suédoise et le zloty polonais feront la bringue ensemble ce soir.
«Une race à part»
On n’ira pas se coucher sans parler des Samis, le peuple premier, les aborigènes du Grand Nord. En Scandinavie, tout vous y amène. Niklas et Christian ont cette délicieuse anecdote à leur sujet: «L’an dernier, en randonnée, on avait sous-estimé notre ration de nourriture. Il nous restait deux jours de marche et on n’avait plus rien. Des Samis, qui avaient amené pâturer leurs rennes dans la région, nous ont nourris et hébergés.» Autrefois sujets d’études anthropologiques controversées parce que considérés comme «une race à part», les Samis ont, aujourd’hui encore, du mal à faire reconnaître leur langue, leur culture, et leur droit d’accès à la terre.
Alors que notre serpent de fer taille dans la nuit bientôt polaire, pour mes camarades, c’est l’heure du poker. Moi, je rejoins notre suite nuptiale pour un moment d’intimité, qui sera de courte durée. A 23 heures: fermeture du restaurant. Les bourlingueurs font leur entrée. Trois chuchotements. Quelques soupirs profonds. Ambiance de cabane. Et voilà que l’un deux – ou peut-être tous les trois – ronfle déjà. Je mets mes boules Quiès en espérant ne pas me réveiller avant six ou sept heures, lorsque les étendues de lacs bordés de pins sylvestres et d’épicéas auront remplacé les ténèbres.
Empreinte carbone moyenne pour le trajet Stockholm-Narvik aller-retour (source: Myclimate):
En train: 20 kg de CO2
En voiture: 556 kg de CO2
En avion: 421 kg de CO2