Course
Lausanne s’apprête à vivre les Championnats du monde de coursiers à vélo. Arpentant depuis cinq ans les rues déclives de la capitale vaudoise, il coorganise ces joutes sur deux-roues

Des cuisses incroyablement musclées et des yeux bleus encadrés par les boucles d’une tignasse foncée. Devant son verre de citronnade, il réajuste machinalement la clé de cadenas qu’il porte au poignet et pose son visage angélique que les années ont oublié de vieillir entre ses paumes. A l’approche des s du monde de coursiers à vélo, qui se tiendront à Lausanne du 30 juillet au 4 août, Raphaël Pfeiffer, 29 ans, vice-président du comité organisateur et chef de course, se dit «mégastress, mais confiant». Alors, quand la tension devient intenable, il enfourche son vélo et va rouler quelques heures.
Pédaler, pour Raphaël, est une nécessité; sa bicyclette, un prolongement de lui-même. D’ailleurs, il peut y rester assis pendant des heures sans poser pied à terre. Il l’a prouvé lors de la performance de la «Troupe Cyclique» au Festival de la Cité de Lausanne: sur les rythmes d’un vélo musical, il a procédé chaque soir à un strip-tease en équilibre sur ses pédales. Prêt à tout pour promouvoir l’événement qui lui tient à cœur depuis trois ans, seul son slip subsistait à la fin de l’effeuillage. Une prouesse qui n’étonne en rien ses collègues, habitués depuis des années à la vue de sa croupe rebondie et qui l’ont surnommé le «Nakenger», littéralement «le messager nu».
Si Raphaël Pfeiffer entretient un rapport intime avec sa monture, il ne s’agit pas d’une relation symbiotique. Au contraire, son «fixie» recouvert d’autocollants et de crasse est avant tout utilitaire. Il sera usé jusqu’au dernier crissement de fatigue. «Pour moi, un bon vélo est simplement un vélo qui roule. J’aime bien me moquer des gens et leur prouver que ce n’est pas parce que tu as un cadre en carbone pesant 6 kilos que tu vas aller vite.»
Parti d’un rêve commun aux coursiers lausannois, les Championnats du monde seront l’occasion de dévoiler enfin aux cyclomessagers du globe les difficultés de pédaler sur les pentes de leur ville. Depuis les multiples victoires de deux membres de Vélocité, Raphaël Faiss et Dominique Metz, devenus respectivement trois fois champions du monde et d’Europe entre 2001 et 2006, la capitale vaudoise est redoutée par la communauté coursière.
Raphaël Pfeiffer: «Avec Faiss et Dom, le mythe du coursier lausannois est né. En 2007, ils ont voulu à leur tour organiser un événement. Ce fut des championnats suisses et le succès qu’ils ont remporté nous a tous galvanisés. Deux ans plus tard, en rentrant des Championnats du monde de Tokyo, on a décidé avec Blaize Felberbaum, le président du comité, d’organiser une fois un grand championnat. D’Europe ou du monde. On sentait qu’on en avait les moyens, mais on attendait un signal.»
Une année plus tard dans un élan de spontanéité, Raphaël et deux collègues organisent une «Alleycat», une course décrite comme sauvage, ralliant différents postes en pleine circulation. Ils la baptisent «A poil!» Les participants affluent de toute l’Europe. Les distances sont longues, les coursiers doivent se déshabiller peu à peu et effectuer des livraisons originales comme des préservatifs pleins de lait condensé et en gober le contenu à l’arrivée. «Deux mecs de Freiburg m’ont promis que si on organisait un championnat ils viendraient. Ils n’étaient pas les seuls. J’ai vu ça comme un signal.» Le cyclo-messager en parle à Blaize Felberbaum ainsi qu’à la coursière Joséphine Reitzel. Tous trois montent un dossier de candidature qu’ils veulent présenter aux Championnats du monde de 2011 à Varsovie. «C’était un dossier béton. Il était imprimé en français et en anglais. On avait travaillé le design, fait un logo et il y avait même une lettre signée par le syndic Daniel Brélaz», se souvient Raphaël Pfeiffer.
Pour Varsovie, une délégation de douze cyclo-messagers de Vélocité s’organise autour de Raphaël. Ils rallient la Pologne dans un vieux bus de la Poste, baptisé «Heidi», en compagnie d’une mascotte, un cheval à bascule en peluche nommé «Canaillou». Sur place, les grands moyens sont déployés: négociations lors des «open forums», construction d’un jacuzzi géant, distribution de bons pour des bières gratuites à Lausanne en cas d’acceptation de la candidature, pédalage intensif, fêtes jusqu’à l’aube.
«Notre candidature était en concurrence avec Mexico. On a mis la barre très haut. Le vote devait être fait par bulletins, mais il y avait trop de personnes réfractaires à ce système, et les urnes ont été détruites. On a fini par se fier à l’enthousiasme engendré par les candidatures. Quand Lausanne a été proposée, les cris du public ont déchiré la Voie lactée!» s’exalte Raphaël. «A la fin du séjour, j’ai réalisé que j’avais offert pour 700 euros de bières! Quant aux bons, l’an passé encore, à Chicago, des gens sont venus me les montrer en me promettant qu’ils les auront à Lausanne cet été. Certains les ont même agrafés dans leurs toilettes!»
De Varsovie, la délégation est rentrée sur les rotules avec un championnat du monde en vue et sans la mascotte qui avait été kidnappée. «On espère que Canaillou réapparaîtra à Lausanne, car il existe toujours. Un compte Facebook a été ouvert à son effigie.»
Un championnat de coursiers à vélo vacille entre dérision et sérieux. La magie opère lorsque les deux éléments se marient. «Les Championnats, c’est l’occasion d’exorciser la pression accumulée dans le boulot pendant l’année. En tant que coursier, tu prends toujours sur toi. Tu es à la fois au service des clients, de tes patrons, à la merci des automobilistes qui veulent te shooter et de la météo. On a besoin d’une fête tous ensemble pour partager les expériences vécues au fil de l’année et recharger ses batteries», explique Raphaël Pfeiffer.
Sa préparation pour les championnats? «Chacun sa méthode, moi je n’en ai pas vraiment. Il faut beaucoup de chance pour gagner une course. Une fois, je suis allé une semaine à l’avance sur place pour étudier le parcours. Mais j’ai tellement fêté que le jour de la course j’étais épuisé.»
Cette année, il ne participera pas à la compétition, car c’est lui qui a dessiné le parcours de la «main race» à travers le quartier de la Cité. Et comme on est à Lausanne, il y aura du dénivelé. «Les coursiers vont souffrir. Il n’y a pas d’endroit où le repos est possible. Et les checkpoints sont très proches, il faudra donc les anticiper. Comme une journée de travail sur les pentes de la ville, le parcours sera éprouvant.» Si la course ressemble à Raphaël, les participants peuvent trembler en attendant le départ.
Le «Nakenger» a plus d’une vingtaine de championnats à son actif auxquels il a toujours participé en pignon fixe. Une difficulté supplémentaire? «C’est un challenge bien sûr, mais j’ai beaucoup plus de plaisir en fixie et surtout, je n’ai pas peur de le casser. Pour la main race c’est un désavantage, mais tu serres les dents!» Il rit, comme il riait en avalant les cols en fixie pour traverser les Alpes ou lorsqu’il a gagné les Championnats d’Europe à Madrid alors que sa chaîne s’était échappée du pignon.
Après huit ans de métier et de championnats, Raphaël et ses collègues se réjouissent de rendre à leur tour la pareille à ceux qui les ont invités les autres années. «Au cours des années, des liens fraternels se sont forgés avec d’autres coursiers. J’ai compris que je faisais partie d’une famille monstrueuse.» Et pour sa famille, le coursier au cœur aussi large que ses cuisses rêvait d’un championnat gratuit. «L’argent, ça enlève la saveur de la vie», explique-t-il. Ses yeux brillants révèlent un esprit libre. Selon lui, rien n’est impossible quand on y met du cœur.
Après ces championnats, le coursier décidera de son avenir, tiraillé entre rouler encore ou créer un atelier de sérigraphie. Il compare sa vie à la Troisième Symphonie de Beethoven, qu’il écoutait déjà à l’époque du walkman, volume au maximum sur son vélo en allant à l’école. Elle lui tire les larmes. «La musique est douce et soudain, ça explose. Puis les violons te caressent à nouveau l’oreille avant le crescendo qui fait jaillir les cuivres des écouteurs. Ma vie, c’est ça.»
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Au Festival de la Cité, il a procédé à un strip-tease en équilibre sur ses pédales
«Tu es à la merci des automobilistes qui veulent te shooter et de la météo»