Récit
Depuis le début de l’été, ces fêtes sauvages en extérieur, dans des lieux gardés secrets, ont la cote. Et inquiètent les autorités, qui alertent sur leurs risques sanitaires. Plongée dans le monde discret, mais hyperactif, des raves romandes

L'été, ses belles soirées, ses festivités, ses déhanchés, ses... règles de distanciations sociales. Comment, de Lausanne à New York en passant par Ibiza et Berlin, la pandémie redessine-t-elle les contours de nos nuits? Voici ce qu'explore cette série.
A chaque pas, les branches craquent ou griffent les mollets. Il est 1h du matin dans les bois du Jorat, ce samedi de juillet, et on ne voit pas à deux mètres. Les quelques lumières de Froideville, la commune la plus proche, se sont évanouies. Reste ces basses, sourdes, obsédantes, si proches mais paradoxalement impossibles à localiser. «Vous savez où c’est?» Poussant son vélo sur la terre humide, un cycliste agite le flash de son téléphone. Deux jeunes filles, pas plus avancées, décident de bifurquer au nord et disparaissent entre les feuillages. Tous pistent une même destination: la rave.
C’est sur WhatsApp qu’ils ont été conviés à cette fête sauvage, organisée en plein air au-dessus de Lausanne. Le lieu exact leur a été transmis le jour même via coordonnées GPS, flanquées de quelques indications («Prends ta gourde, ton masque, ton éco-cup et ta lampe de poche.») Mais une fois dans la forêt, les choses se corsent. La 4G passe mal et le sentier est introuvable. Au bout de 40 minutes d’errance, on aperçoit finalement des lueurs. La fête a déjà commencé.
Dans une petite clairière sous les arbres, une centaine de jeunes s’ébrouent. Dansent, discutent près du feu de camp ou visent le bar, empilement sommaire de bières et de bouteilles à prix libres. Un peu plus loin, deux génératrices vrombissantes alimentent une table de mixage, surmontée d’une moustiquaire, qui crache des beats de techno minimale. Entre les feuilles zébrées de lasers, des pieuvres bricolées et des draps blancs tendus. Comme un air de campement de fin du monde.
Repérages à cheval
Ils ont entre 20 et 35 ans et, pour beaucoup, sont des ravers endurcis. La fête en extérieur représente pour eux une alternative aux soirées en boîte, jugées trop chères et peu conviviales. «Ici, tu vas pas payer 20 francs ton cocktail, et personne viendra t’embêter, à part pour te demander une clope», lance la jeune fille derrière le bar. Pour d’autres, la rave constitue un exutoire, «un moyen de décompresser», résume un adepte, glissant avoir pris une dose de MDMA. «Il y a de la drogue bien sûr, comme partout ailleurs. Sauf qu’ici tu ne seras pas jugé… et tu ne risques pas de croiser ta mère le dimanche matin en sortant», commente son ami Raphaël, qui a aidé à la mise en place de la soirée.
La liberté totale d’aller et venir, de consommer sans se cacher, tel est le moteur des ravers. «Il y en a qui vont danser, d’autres qui passeront la nuit à causer avec des inconnus, souligne Vincent, pharmacien de jour et l’un des neuf DJ qui se relaieront cette nuit. Et il y a cette envie d’écouter une musique différente.»
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L’amour du son électro, goa ou techno, de ceux que les programmations «commerciales» évitent, voilà justement ce qui motive Mathieu, l’instigateur de la soirée. C’est la cinquième rave que ce trentenaire et son collectif Disc-O-Nect organisent dans le canton de Vaud – toujours en pleine nature. Ce «spot» dans les bois du Jorat, c’est une amie qui l’a repéré il y a peu lors d’une balade à cheval. «Il faut un lieu à la fois éloigné de tout mais accessible en transports publics, pour que les gens puissent rentrer en toute sécurité», détaille Mathieu. Il est satisfait: le bouche-à-oreille a fonctionné, certains ont même fait le voyage depuis le Valais. La boîte de masques mise à disposition, elle, aura moins de succès.
Organisateurs poursuivis
Une insouciance collective que tous ne voient pas d’un bon œil. Depuis le déconfinement, les fêtes sauvages, qu’elles soient au bord du lac ou en campagne, inquiètent: impossibles à anticiper voire à maîtriser, faisant souvent fi des gestes barrières, elles sont considérées comme des potentiels clusters. Et avec la récente (re)fermeture des discothèques genevoises, certains craignent que ces rassemblements nocturnes ne se multiplient.
«Dès que les clubs ferment, réduisent leurs horaires ou leur capacité, l’organisation de soirées se reporte à l’extérieur, souligne Thierry Wegmüller, président du comité des Rencontres La Belle Nuit et patron du D! Club à Lausanne. Les clubs font effectivement partie d’une problématique sanitaire, car ils ne peuvent pas garantir la distanciation sociale. Mais ils restent efficaces et font aussi partie de la solution au niveau de la traçabilité, ce qui n’est pas le cas à l’extérieur. La France est d’ailleurs en train d’en faire l’expérience, la situation devient catastrophique.»
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«Au centre de notre attention»
Du côté des politiques, on se dit conscient de cet effet de vases communicants. Les fêtes sauvages sont «au centre de notre attention, affirme le conseiller d’Etat genevois Mauro Poggia. Il faut savoir que ce sont des manifestations au sens de la loi et qu’elles doivent être annoncées et autorisées. A défaut, elles sont dispersées et les organisateurs poursuivis.»
Tapage nocturne, perturbation de la faune et de la flore, débit de boissons: les raves enfreignent souvent plusieurs lois à la fois, constate la police vaudoise, qui a décompté une demi-douzaine d’interventions pour des raves dans le canton depuis début juillet. C’est un peu plus qu’au bout du lac, où une majorité des fêtes ont eu lieu sur territoire français, hors de la juridiction de la police. Si celle-ci effectue une veille pour tenter d’anticiper ces rassemblements, «l’intervention sur place répond à une pesée d’intérêts et au bon sens, explique Silvain Guillaume-Gentil, chargé de communication et porte-parole de la police genevoise. Si on sent que ça peut dégénérer, on préférera temporiser.»
Doodle anonyme
Rien qui surprendra les premiers concernés, conscients des risques de sanctions – parfois salées. «A Nouvel An il y a deux ans, un groupe a organisé une rave dans un hôtel abandonné au-dessus de Montreux. Ils ont reçu 50 000 francs d’amende», se souvient Mathieu. Qui, à force, sait tirer profit de la zone grise: «Si on ne dérange personne et qu’on gère les déchets, ça arrive que la police passe et reparte.»
Infirmier à la ville, Mathieu n’était toutefois pas prêt à avancer à l’aveugle s’agissant du Covid-19. En plus des masques mis à disposition, l’idée émerge au sein du collectif de mettre en ligne un Doodle, sur lequel les participants ont pu enregistrer leurs nom et adresse e-mail – uniquement visibles par les organisateurs. «Ça rassure ceux qui souhaitent rester anonymes, notamment en cas de visite de la police, tout en permettant de les contacter si un cas se déclarait, détaille Mathieu. Nous sommes le seul collectif à l’avoir fait.»
Mais le Doodle, comme le reste, est optionnel. C’est le concept: pas question de dire à un raveur ce qu’il doit faire. «On ne force pas, confirme Vincent, le DJ. Contrairement aux clubs, qui vous fouillent à l’entrée, on valorise l’autonomie.» Chez les fêtards du Jorat, l’heure n’est d’ailleurs pas aux tracas sanitaires. Devant les platines, les danseurs s’agglutinent dans un même voile de fumée. Simon, un habitué, se sent protégé. «Actuellement, je n’irais pas en club. Mais la rave c’est en plein air, donc on s’en fiche. Et je fais attention à ne pas boire dans les verres des autres. Les tiques me font plus peur que le Covid!»
Appétit féroce
Un discours qui préoccupe Virginie Masserey, cheffe de la section Contrôle de l’infection de l’OFSP. Car, si la circulation des gouttelettes est moins importante en extérieur, un porteur du virus pourra tout de même infecter quelqu’un se tenant à moins de 1m50 de distance.
«D’autant qu’avec la musique techno à plein volume, on a tendance à se rapprocher les uns des autres pour s’entendre», ajoute la spécialiste, précisant que des transmissions lors de fêtes en plein air ont déjà été documentées. «On ne peut pas interdire toutes les fêtes, mais plutôt insister sur les bons réflexes: ne pas y participer en cas de symptômes, même s’ils ne nous empêchent pas de nous amuser; garder ses distances; télécharger l’application Swiss Covid; et espacer les soirées pour éviter de multiplier les chaînes de transmission.»
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Or actuellement, l’appétit pour les raves semble plus féroce que jamais. C’est en tout cas le constat de Yoni, DJ, producteur et organisateur de raves depuis plus de vingt ans. Fin connaisseur du phénomène, apparu dans les années 1990 en Suisse romande et cultivé depuis par des générations de collectifs locaux, le Valaisan est formel: «Si les organisateurs sont plutôt frileux en ce moment, il y a à l’inverse une énorme demande. Je pourrais faire une rave chaque week-end cet été et rassembler facilement 300 personnes.»
Nouvelle mode
Une frénésie que Yoni attribue aux longs mois de privations, à la réticence actuelle des noceurs de retourner en discothèque, mais aussi à une tendance plus générale chez la jeune génération, désireuse de «revenir aux fondamentaux de la musique underground, celle qui se cachait dans les caves».
Paradoxalement, cette mode a vu les raves romandes grandir et se professionnaliser – à rebours de leur esprit communautaire. Ce même soir de juillet, cinq autres fêtes sauvages ont eu lieu, «dont une à Genève qui vendait ses canettes de bière à 6 francs, s’offusque Vincent, quelques jours plus tard au téléphone. Mais elle a été interrompue à 4h du matin.»
A Froideville, plus de chance: ce n’est que vers 10h, après un premier passage des gardes forestiers, que les policiers ont débarqué dans la clairière. Raphaël décrit une rencontre apaisée. «En voyant qu’on était en train de nettoyer, ils ont été très sympas et ont même complimenté nos décos! A priori, il n’y aura pas d’amende.» Pas de quoi décourager l’équipe, donc, qui songe à une dernière rave pour clôturer l’été. «On a déjà quelques «spots» en tête, glisse Vincent. Pourquoi pas dans un joli coin du Jura…»