Récit. Les deux lynx d'Alfons Egger
Au début de cette année, cet ancien garde forestier de 78 ans a été pris en flagrant délit de braconnage.
«Le lynx marchait devant moi. Un matin d'hiver. J'ai épaulé mon arme et je l'ai abattu. C'est tout.» Alfons Egger, derrière des faux airs de papi inoffensif, n'est homme ni à tergiverser ni à regretter son crime. Dans sa maisonnette blanche de Plasselb, l'ancien garde forestier de 78 ans se dirige vers une fenêtre. Petit, frêle, presque osseux, il pointe du doigt l'étroit corridor verdoyant du Plasselbschlund. Au fond du vallon sinueux, se dresse La Berra. A gauche, on devine les flancs boisés du Schwyberg, caressés par d'hésitants bancs de brume. «C'est, là, dans ces forêts, que j'ai tiré mes deux lynx. Le premier il y a sept ou huit ans, le second en janvier dernier», explique-t-il sans détour. Comme un flash, un sourire fier et plein de défiance traverse son visage. Ses yeux de glace, gris clair, scintillent dans la pièce sombre et étriquée par des meubles trop lourds. Puis, toute expression s'efface. Le braconnier s'assied et reprend son récit. Sans émotion, comme s'il racontait sa dernière journée de travail. Il sait très bien – lettres à l'appui – qu'il est déjà le héros de toute une foule silencieuse. Celle qui rejette la présence du diable roux dans ses forêts. Celle qui fustige les diktats écolos de la Confédération ou le pouvoir des villes sur les campagnes. Celle qui fait rimer nature avec gestion.
Mais l'homme des bois, aussi futé soit-il, s'est fait pincer. Pris en flagrant délit au début de l'année. Il venait de toucher son 50e permis. «La faute à pas de chance» confesse-t-il. C'est un piège photographique installé pour le suivi scientifique du félidé qui l'a confondu. Et le cliché est irréfutable: de la besace du braconnier guigne la tête d'un lynx fraîchement abattu. «J'ai cru que la caméra était dirigée vers le sol. En fait, elle était munie d'un grand-angle…», commente-t-il, dépité. Le 17 février dernier, la police et un garde-faune perquisitionne donc chez le vieil homme. Des armes et deux crânes de lynx sont retrouvés. Il avouera quatre tirs de lynx, avant de revenir sur ses déclarations: «J'étais sous pression. J'en ai abattu deux. Pas un de plus.» Le chasseur téméraire risque jusqu'à un an de prison et 40000 francs d'amende.
Reste à cerner le mobile du crime. Alfons Egger se dit favorable au lynx. Lorsqu'il aperçut son premier félin il y a dix-huit ans, il en était plutôt content. Depuis, le chasseur a tourné sa veste. «Il y en a beaucoup trop. Le gibier et le grand tétras ont presque disparu. On a même retrouvé les traces de cinq lynx sur le même territoire. Les biologistes nous assuraient que chaque spécimen avait besoin de 200 km2», s'insurge-t-il. L'Etat «préférant dépenser des millions pour des études scientifiques», Alfons Egger a décidé de passer à l'action. Ne lui parlez donc pas de la biologie du lynx ou du bienfait d'un prédateur sur les populations de chevreuils et de chamois. Alfons Egger ne comprend pas ces arguments. Ce qu'il dit constater dans ses forêts lui a suffi pour passer à l'action. En hiver, les traces du félin sur les premiers crachats de neige deviennent un fil d'Ariane meurtrier. Au détour d'un sous-bois, le chasseur tombera un jour ou l'autre sur la dépouille d'un chevreuil. Et d'attendre, tapi dans l'ombre, le retour d'un rouquin trop confiant. «Tuer un lynx? Ce n'est pas si compliqué. Mais il faut avoir un brin de chance!» conclut sans regret Alfons Egger.
Félin réintroduit en 1970
Et l'ancien garde forestier n'est pas une exception. Depuis la réintroduction du félin au début des années 1970, le braconnage a fait école. Ce ne sont pas moins de 51 cas qui ont été recensés en Suisse et dans les régions limitrophes. Et ce chiffre fourni par le KORA (Projets de recherches coordonnées pour la conservation et la gestion des carnivores en Suisse) ne renferme que les cas avérés et documentés. D'autres disparitions resteront sans doute inexpliquées. Les pertes sont donc lourdes. L'Office fédéral de l'environnement, des forêts et du paysage (Ofefp) estime qu'il y a aujourd'hui moins de lynx qu'en 1998 et 1999, où la population atteignait les 150 spécimens. Environ un tiers des félins retrouvés morts a ainsi été braconné. En 2000, cette proportion atteint même les 50% dans le nord-ouest de la Suisse (7 cas sur 14).
Pour Jean-Marc Weber, biologiste et membre du KORA, la situation est sérieuse. «Avec un braconnage intensif et une population trop petite et trop isolée en Europe, la survie de l'espèce n'est pas garantie», prévient-il. Reste que les premiers succès de la police sont accueillis avec un soulagement mesuré. Cette année, outre Alfons Egger, un chasseur gruérien est également sous le coup d'une enquête pénale. A Pro Natura, Urs Tester souhaite de vraies condamnations. Selon lui, «une faible amende serait une vraie invitation à la braconne». Et de fustiger «certains médias qui ont fait d'Alfons Egger un grand-papa sympathique, presque un héros. Un individu n'a pourtant pas le droit de décider seul du sort de la faune suisse. D'autant plus que les arguments avancés, par exemple le lien entre la présence du lynx et la disparition du grand tétras, ne sont pas démontrés. Quant aux diminutions de gibier dans certaines régions, Jean-Marc Weber admet que des secteurs ont posé ou posent problème. Mais les translocations vers l'est de la Suisse, qui doivent aider le lynx suisse à rencontrer les populations de Slovénie et d'Autriche, devraient améliorer la situation. En citant l'exemple du canton de Neuchâtel, Jean-Marc Weber précise que la présence du félin n'empêche pas les chasseurs de tirer leurs trois chevreuils par année. Une coexistence semble donc possible. Rappelons que les lynx tuent quelque 6000 chevreuils par an. Dans le même temps, les chasseurs en abattent environ 40000.
«Animal souple et majestueux»
Du côté des fédérations de chasseurs, l'embarras est de mise face aux moutons noirs, disciples de Saint-Hubert. Le tout nouveau président de la Fédération fribourgeoise des chasseurs, Eric Gobet, condamne «clairement» tous les actes de braconnage. Il se dit favorable à la présence du lynx, «cet animal souple et majestueux» qu'il a eu la chance d'apercevoir à deux reprises. Si Eric Gobet dénonce ces tirs illicites, il dit pouvoir les comprendre dans une certaine mesure. Selon lui, la forte diminution du nombre de chevreuils dans les Préalpes nécessitait des mesures immédiates. Et de regretter le manque de communication, la faiblesse des processus de consultation et le laisser-faire de la Confédération. «Lorsqu'il y a des déséquilibres importants, le déplacement ou le tir de lynx doivent permettre de retrouver une saine coexistence entre toutes les espèces. Il est utopique de laisser faire la nature. Le lynx comme le gibier doit être géré», plaide Eric Gobet.
Les défenseurs de la nature font aussi leur mea culpa. Le programme de réintroduction – notamment à ses débuts – n'aurait pas été un modèle du genre. «Avoir écarté chasseurs et autorités locales n'a certainement pas aidé à faire accepter le lynx dans nos forêts», admet Jean-Marc Weber. Reste que pour Urs Tester, «une communication très ouverte, comme nous la pratiquons aujourd'hui dans l'est de la Suisse, ne change finalement pas grand-chose. Certains resteront d'indéfectibles opposants au lynx.»