Ce sera une île isolée, juste toi et moi. On veut du soleil, du sable fin et une de ces lumières rouges du matin; que le temps s’arrête, enfin. Deux ans qu’on en rêve. Partir, s’évader, oublier la pandémie. Deux ans qu’on nous freine. «Ne sortez pas trop loin, revenez vite, évitez les contacts.» La levée progressive des restrictions permet d’entrevoir l’été. Encore faut-il savoir où aller. Après tant de mois de chaos, que recherchons-nous vraiment? La pandémie a-t-elle changé nos envies de partir? Comment voyagera-t-on à l’avenir?

Pour répondre à ces questions, il fallait interroger un penseur, un géographe, spécialiste du tourisme et du voyage, Rémy Knafou. Professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il est aussi amoureux des volcans islandais et italiens, Français né au Maroc et a été longtemps ballotté entre son pays de naissance et l’Europe. Un grand voyageur? Non, «un touriste comme un autre», aime-t-il répondre, sourire timide et teint hâlé. L’universitaire est un homme modeste et érudit, capable de vous parler de peinture hollandaise après trois heures d’entretien. Il manie les silences, cite Montaigne et Pascal lorsque vous l’interrogez sur le sens du voyage. Bras croisés, il déconstruit les idées reçues sur le tourisme durable et la figure de l’aventurier.

Le Temps: Le voyage a connu un arrêt brutal ces deux dernières années. Des destinations s’en sont-elles bien sorties?

Rémy Knafou: Il y a eu très peu de flux internationaux car les frontières étaient fermées et les vols suspendus. Dubaï a tiré son épingle du jeu, mais c’est une exception. Son aéroport est resté ouvert, si bien que nombre d’Européens s’y sont rendus. A tel point que l’émirat n’a pas hésité à modifier l’organisation même du travail: depuis janvier 2022, la semaine de travail se déroule du lundi au vendredi et non plus du dimanche au jeudi, afin de recevoir davantage d’entreprises et d’expatriés.

La levée des restrictions permet de se projeter. On a envie de connaître vos idées de destinations, si possible à l’abri des foules…

Pour une ambiance méditerranéenne et insulaire, je conseille l’Al Belvedere, à Leni, sur l’île de Salina [Italie], d’où on a une vue magnifique sur Lipari, Vulcano, Filicudi, Alicudi et, quand la visibilité est bonne, sur la Sicile et l’Etna. Les couchers de soleil y sont somptueux; de plus, c’est un conservatoire de la cuisine sicilienne. Pour des ambiances nordiques de bout du monde: Héðinsfjörður, au nord de l’Islande, fjord aujourd’hui inhabité, accessible depuis peu par la route et des tunnels creusés dans les montagnes de la péninsule de Tröllaskagi. Sinon, la Norvège s’est spécialisée dans la construction d’habitats isolés dans des sites extraordinaires, notamment dans la région des grands fjords.

Vous semblez attiré par les grands espaces… Quel est votre premier souvenir de voyage?

Lorsque j’avais 4-5 ans, mes parents et moi habitions au Maroc et allions en vacances en Europe. Je prenais le bateau avec ma mère à Casablanca et on débarquait à Bordeaux. Le retour se faisait en voiture avec mon père. On traversait l’Espagne des années 1950, franquiste, poussiéreuse et sous-développée. Je me souviens de la route qui s’arrêtait d’un coup et des charrettes tirées par des ânes.

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Qu’est-ce que le voyage? Peut-on le définir?

C’est un changement de place dont la finalité a évolué tout au long de l'histoire de l’humanité. D’abord, on se déplaçait pour se nourrir, faire la guerre ou le commerce. La grande révolution au cours de la Renaissance, ce sont les voyages de découverte. Jusqu’alors, tous les voyages étaient utilitaires. Aller ailleurs pour son plaisir n’était venu à l’esprit de personne.

On pourrait objecter que vous confondez tourisme et voyage…

Etymologiquement, le tourisme renvoie à l'action de faire un tour. Le tourisme est une forme de voyage. Selon moi, il n’y a pas de raison de différencier les deux.

Que faites-vous des Cousteau, Bouvier, Kerouac ou Mike Horn? Ce qui différencie le voyageur du touriste, n’est-ce pas le rapport au temps?

Ah, mais vous me parlez là de voyageurs professionnels. Le touriste, c’est celui qui est dans le temps personnel, de loisirs. Quand Mike Horn part sur la banquise, il travaille. Les aventuriers sont très peu nombreux et ils vivent de leur médiatisation.

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Le grand voyage n’existe donc plus?

Disons que l’avion permet le choc du dépaysement en peu de temps. Ceux qu’on appelait «les grands voyageurs» étaient des gens dont le voyage était un projet de vie total. Ils partaient sans billet de retour. Nicolas Bouvier disait que le trajet se suffisait à lui-même. C’est plus difficile d’être un voyageur aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. La plupart de ceux qui s’autoproclament «voyageurs» sont en fait des touristes.

Le voyage, c’est aussi le hasard de l’aventure. Peut-on partir sans savoir où on va?

Cela arrive plus souvent qu’on ne le croit. D’abord, il y a ceux qui choisissent un type de séjour plus qu’une destination. Nombre de personnes partent dans des villages-clubs sans s’intéresser au lieu où ils sont. Il y a aussi les départs à la dernière minute, rendus possibles par les offres promotionnelles.

Si Tripadvisor avait existé au XIXe siècle, il aurait placé le Mont-Blanc en tête. Aujourd’hui, c’est devenu trop banal

Existe-t-il des lieux types du voyage? Autrement dit, où allons-nous?

D’abord, il y a les lieux isolés, inaccessibles, mystérieux. Ce sont les îles, qu’on nous vend comme des paradis. La deuxième catégorie, ce sont les lieux de création humaine: Versailles, le Louvre, la Cité interdite, la Grande Muraille de Chine. Troisièmement, il y a les merveilles de la nature: Yellowstone, le Grand Canyon, l’Himalaya.

Le monde serait devenu un grand catalogue touristique?

L’époque est à la liste! Dans sa vie, il faut avoir vu le Machu Picchu, Venise, l’Acropole, la tour Eiffel. Il y a aussi des lieux qui entrent et sortent des podiums. Si Tripadvisor avait existé au XIXe siècle, il aurait placé le Mont-Blanc en tête. Aujourd’hui, c’est devenu trop banal.

Les Suisses qui voyagent ont-ils une spécificité?

Les Suisses ont une réputation de grands voyageurs qui privilégient les destinations de montagne. Ils sortent davantage de leur pays que la plupart des Européens et disposent d’un pouvoir d’achat élevé. En destinations, on observe deux tropismes: le bassin méditerranéen – et notamment la France, avec l'occupation de résidences secondaires ainsi que l’Espagne, l’Italie, la Grèce, la Tunisie, pour des vacances en hôtels et villages-clubs – et l’Asie. Le tourisme de circuit privilégie l’Ouest américain et le tourisme urbain New York et Las Vegas.

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Tout à l’heure, vous avez prononcé un mot important: le «dépaysement». Où le trouve-t-on?

C’est très personnel. On peut être dépaysé dans certaines banlieues parisiennes, mais ce n’est pas touristique, je vous l’accorde. Le dépaysement peut correspondre à un moment plutôt qu’à un lieu: une belle lumière, par exemple. Ou alors être relié à un événement. En 2021, je me suis retrouvé en Islande à proximité d’un volcan en éruption. On se rend compte de la précarité de l’humanité face à la nature. Le monde se renouvelle! Il n’y a pas besoin d’aller toujours plus loin.

Est-il possible de «sortir des sentiers battus», ou est-ce un fantasme?

Aujourd’hui, les endroits où l’on peut voyager dépassent la surface habitable de la terre. Cette révolution, on la doit notamment aux croisières. Des agences vous proposent des expéditions en Antarctique! Trouver de nouveaux lieux devient difficile, donc on commercialise des visites d’endroits dangereux. Au Brésil, certaines favelas sont entrées sur le marché avec l’accord des gangs. Sortir des sentiers battus est devenu un argument commercial.

Près de 90% des habitants de la Terre n’ont jamais pris l’avion

Sommes-nous accros au voyage?

Il y a une forme d’addiction, oui. Certains sont dans la multiplication, dans une sorte de fuite en avant où le retour à la vie quotidienne est juste un temps avant de repartir. La marchandisation croissante, la fidélisation des clients, les vols à bas prix favorisent cela.

Fondamentalement, pourquoi voyage-t-on? Le monde est-il devenu invivable au point que l’on souhaite partir pour mieux l’oublier?

C’est une thèse ancienne qui apparaît déjà dans Montaigne lorsqu’il dit «Je sais bien ce que je fuis, et non pas ce que je cherche». Même si on observe que le taux d’urbanisation est lié au taux de départ en vacances, je ne souscris pas à cette idée: les touristes vont d’abord sur des plages très fréquentées ou dans d’autres villes. Rappelons que près de 90% des habitants de la Terre n’ont jamais pris l’avion. Si certains parlent du voyage comme d’une réparation, je préfère parler de recréation, du corps comme de l’esprit.

Cette crise peut-elle changer notre manière de voyager?

On s’est rendu compte avec brutalité de la fragilité des mobilités. Dans le domaine touristique, on a privilégié des destinations proches, à l’intérieur des frontières ou dans des régions faciles d’accès. On prend aussi conscience des enjeux environnementaux, c’est un mouvement irréversible.

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L’avenir serait le tourisme de proximité. Croyez-vous à la fin des voyages internationaux?

Je ne crois pas à leur disparition mais je ne vois pas non plus une démocratisation du transport aérien international, car il y a des engagements dans la neutralité carbone. Le tourisme est lié au développement de l’industrie pétrolière. La fin du pétrole aura des effets et des compagnies ont déjà augmenté leurs prix. Quant à la promotion du tourisme de proximité, c’est une accentuation de la réalité: l’essentiel des touristes ne sortent pas de leur pays.

Le tourisme durable repose sur une illusion, celle que l’intervention humaine n’a pas d’effet sur l’environnement. Or, le tourisme impacte la nature. Même les nouveaux navires sans fioul lourd bouleversent les écosystèmes

Le tourisme durable a la cote. N’est-ce pas une solution?

C’est à la fois une chimère, un faux-semblant et une nécessité qui ne résout pas tout. Le tourisme durable, c’est une idée qui date de 1995. Depuis, il y a eu plus de médiatisation que de passage à l’acte. Là où je suis critique, c’est que le tourisme durable repose sur une illusion, celle que l’intervention humaine n’a pas d’effet sur l’environnement. Or, le tourisme impacte la nature. Même les nouveaux navires sans fioul lourd bouleversent les écosystèmes. Le tourisme durable continue à rendre acceptable un phénomène mondial inévitable.

On peut visiter des lieux à distance avec internet, ressentir des émotions avec la réalité augmentée, s’évader avec la lecture… Peut-on voyager depuis chez soi?

Je n’appelle pas ça voyager. Voyager, c’est un changement de place avec des conséquences mentales. Voyager de chez soi est un vieux fantasme. Certaines techniques sont intéressantes mais ne sont que des substituts n’ayant aucune commune mesure avec le terrain. D’ailleurs, pendant les périodes de confinement, on a très bien vu les limites de ces belles pensées. Les gens n’avaient qu’une envie: partir.

On parle toujours de sur-tourisme, existe-t-il des endroits sous-touristiques?

Le sur-tourisme, c’est la dégradation des lieux du fait d’un très grand nombre de touristes. Ces endroits ne sont pas si nombreux et on sait comment lutter, mais le veut-on vraiment? Il y a des enjeux économiques. Quant aux lieux sous-touristiques, ce sont des endroits qui ont de réelles qualités mais qui ne sont pas exploités parce qu’ils ne sont pas situés sur les axes principaux et dont la population locale ne souhaite pas développer le tourisme.

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Il faut nous donner un exemple…

Au bord de la Seine, entre Paris et l’estuaire, il y a une ville peu connue avec un château fort construit par Richard Cœur de Lion et des falaises de craie. Il s’agit des Andelys, dans l’Eure. La fréquentation touristique n’est pas à la hauteur de ses qualités objectives. C’est mon avis de chercheur, pas d’habitant.

Si, demain, vous aviez droit à un dernier voyage avant que les frontières ne se referment pour toujours, où iriez-vous?

Je crois que je retournerais dans les îles éoliennes, un petit archipel au nord de la Sicile où se trouve le Stromboli, seul volcan facilement accessible et en éruption permanente. J’aime particulièrement l’île de Filicudi, un lieu suspendu entre la mer et le ciel.


Rémy Knafou, «Réinventer le tourisme, sauver nos vacances sans détruire le monde». Editions du Faubourg, 128p.