Leur contribution à la science pour l'instant, ils n'en ont pas ou peu conscience. Ils n'en ont plus les moyens. S'ils ne tenaient qu'à eux, Renato, Laurent et François passeraient volontiers outre le ballet fastidieux qui les mène sur la balance, qui les oblige à prendre un thermomètre sous la langue, à subir la pression du tensiomètre, voir à subir une prise de sang. Mais lorsqu'ils s'oublient, les bénévoles, amis ou scientifiques intéressés, se chargent de les remettre dans le droit chemin: «Tu t'es pesé? As-tu enlevé tes souliers?» Les questions fusent sur un ton chargé d'une pitié admirative. Fastidieux sur l'instant, les trois hommes réaliseront la portée de leur exploit lorsque l'Université de Lausanne ou l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) publieront dans quelques mois les chiffres de leur plongée dans l'extrême endurance.
Dimanche soir, le professeur de sport, le mécanicien et le physicien ne pensent plus qu'à une chose. Dormir. Récupérer ce sommeil volé par deux nuits blanches. Assouvir enfin cette obsession qui se traduit depuis 20 heures par des rides rougeâtres autour des yeux. Une tentation à laquelle les héros de cette épopée moderne ont succombé l'espace… d'une soixantaine de minutes entre 2 et 3 heures dimanche matin, au plus dur de la galère.
Ils le savaient avant de partir: la seconde nuit serait celle de toutes les tentations. Les charmes du Château d'Ouchy dont la «sono» égraine les «tubes à la mode» n'y sont cependant pour rien. Les trois hommes viennent de boucler leur quatrième tour, soit près de 700 kilomètres. Les mains hurlent. François, dans un état second, explique à quelques amis venus le soutenir que ses mains sont trop petites. «Je n'ai plus un endroit sur lequel m'appuyer.» Jovial, Renato plane certain que lui et ses collègues viennent de réussir une performance. «C'est pas mal. Nous sommes partis à 20 heures pour arriver à 1h15.» A ses côtés, Frédy, mécanicien pour l'occasion et garde du camp de base, ne sait comment lui dire qu'il a perdu la notion du temps: «Tu te trompes. Vous êtes partis à 17 heures. C'est votre tour le plus lent.»
Renato accuse le coup, puis évacue la déception. Son objectif du moment est de prendre une douche dans le local des employés communaux de la ville de Lausanne situé à 200 mètres. Tout comme François, il ne supporte plus son odeur. Et puis, la caresse de l'eau sur les cuisses gonflées remplacera les mains du masseur, absent pour cause de repas important. Après, ils l'ont décidé en face de Lausanne, sur la côte française, ils s'accorderont un peu de repos dans un sac de couchage apporté par leurs épouses à même le sol du véhicule utilitaire qui sert de base aux deux ingénieurs de l'EPFL. Tant pis pour la règle de départ qui stipulait qu'ils ne s'accorderaient que 20 minutes de pause pour les tests entre chaque tour. Du repos, mais pas de sommeil, comme l'explique Renato: «Je sentais ce qui se passait autour de moi. Un peu comme si je faisais la sieste.» A 3 heures, le réveil est dur. Mais la volonté prend le dessus: «Dans un truc comme celui-là, c'est la tête qu'il faut maîtriser. Les jambes suivent», se convainc François. De toute manière, dans cet exploit gratuit, la vitesse ne compte pas.
Fixée durant trois tours aux environs de 28 km/h, elle a diminué dans ce fameux quatrième tour entraînant un retard sur l'horaire initial. Mais à Lausanne, personne ne leur en fait reproche. Qu'est-ce que deux ou trois heures à attendre sans nouvelle dans le froid à comparer des risques que prend le trio en s'offrant aux chauffards du samedi soir? Et puis, cette attente, un café non sucré à la main, est l'occasion de raconter les premières anecdotes. On relève à gauche qu'ils ne perdent pratiquement pas de poids. A droite, on s'étonne qu'en buvant quasi les mêmes quantités Untel urine moitié moins que son compagnon. Et puis, surtout, il y a la température corporelle. La première nuit les thermomètres se sont figés juste au-dessus des 34 degrés. En bons scientifiques, personne ne se hasarde à des hypothèses saugrenues. On attendra le verdict des ordinateurs. Pendant ce temps, au Château d'Ouchy, Patricia Kaas chantait le blues.