Une puissante lumière dorée transperce le feuillage. Dans la pente goudronnée, la silhouette d’un cycliste en plein effort. Sublime, le cliché séduit des milliers d’internautes sur Instagram. Son auteur, John Braynard, transporte sa large communauté sur des routes escarpées en Autriche, un terrain de jeu qu’il explore en pleine crise sanitaire. Alors que le monde tourne au ralenti, le baroudeur propose un voyage par procuration à ses plus de 35 000 abonnés, dans des conditions parfois dantesques. Courbé sur sa machine, il va jusqu’à lutter contre un vent polaire qui soulève la poudreuse dans une vidéo à l’esthétique soignée. Sous chaque publication, l’envie de prendre la tangente transpire dans les commentaires, peu importe la sensation glaciale qui s’en dégage.

Le vélo n’est plus seulement un moyen de transport revigoré par les enjeux environnementaux, il devient un vecteur de liberté dans une époque marquée par les restrictions sanitaires. Cette activité sportive permet de respecter les consignes de distanciation sociale et d’échapper à une vie urbaine au point mort. «Le télétravail, et le fait de rester toujours plus devant des écrans, nourrit un besoin physique de regarder plus loin que son ordinateur et de se changer les idées. J’ai l’impression que la pratique du vélo détend les muscles de mes yeux, raconte Jérôme Bailly, cycliste romand et fin observateur des réseaux sociaux. La fermeture des salles de fitness doit aussi encourager la pratique d’un sport en extérieur.»

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Boom des ventes

Le boom des ventes confirme l’engouement pour la pratique. Cette année, le prix des cycles grimpe et les délais de livraison s’allongent en raison de la forte demande. Une aubaine pour des milliers d’influenceurs qui avalent les kilomètres. «Cet hiver, j’ai suivi John Braynard sur Instagram. Ce cycliste, très populaire, s’est beaucoup filmé sous la neige. Au point où je me suis demandé pourquoi il s’entêtait à monter sur son vélo dans un tel environnement», sourit Jérôme Bailly.

Le télétravail, et le fait de rester toujours plus devant des écrans, nourrit un besoin physique de regarder plus loin que son ordinateur

Jérôme Bailly, cycliste

«En creusant un peu, j’ai trouvé de qui il s’agissait, c’est le responsable des réseaux sociaux de Red Bull au niveau mondial, avance Jérôme Bailly, admiratif de son travail. Il connaît donc les codes et produit du contenu d’une qualité exceptionnelle.» Dans cet écosystème, l’improvisation n’a pas sa place. Des créateurs de contenus élaborent des stratégies pour développer leur communauté, affiner leur présence numérique et partager des astuces («comment faire si je pédale en solitaire pour me prendre en photo?») dans des salons de discussion ouverts sur l’application ClubHouse, dernier réseau social à la mode.

Goût de l’authentique

Une préoccupation anime le cercle d’influenceurs: la sincérité de la démarche. Le travail sur la mise en scène ne doit pas dénaturer leur passion. «Quand j’étais débutante, ce qui m’énervait, c’était le grand nombre de femmes qui posaient à côté de leur vélo sans jamais l’avoir enfourché. Alors j’ai décidé de communiquer différemment, raconte l’influenceuse Nora Turner, très active sur Instagram et ambassadrice du fabriquant Cannondale. Les gens font confiance à mes recommandations, c’est l’une des raisons pour lesquelles je rends tout ce que je fais transparent.»

La Viennoise partage des photographies de son matériel et de ses tenues de sport. Des habits qui se démarquent de l’accoutrement des coureurs professionnels, bardé de sponsors. «Avant l’ère des cyclistes sur les réseaux sociaux, nous avions juste le peloton professionnel comme inspiration pour faire des achats. Ce n’est pas idéal car un cycliste amateur a d’autres besoins et exigences que celui qui pratique ce sport pour gagner sa vie», précise celle qui a décroché son premier partenariat lorsqu’elle avait 900 abonnés. Aujourd’hui, elle en compte plus de 40 000.

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Pour Alain Rumpf, figure de la petite reine en Suisse romande, le vélo a changé de statut en quelques décennies. Et le sentiment d’immobilité lié à la pandémie a accéléré le mouvement. «Au début, c’était un sport ringard pratiqué par des compétiteurs ou d'anciens athlètes, ensuite c’est devenu le nouveau golf pour retrouver la forme et socialiser. Aujourd’hui, ce sont surtout des jeunes qui s’y mettent pour le défi physique ou l’évasion. L’été dernier, ils étaient nombreux à défiler devant chez moi pour grimper le col de la Croix.»

Piqûres de valeurs

Des marques spécialisées ont senti le vent tourner et ont développé une gamme de produits pour ce nouveau public attentif à son allure, à l’image de Rapha, marque de textile haut de gamme rachetée en 2017 par les héritiers du géant américain Walmart pour quelque 200 millions de livres (environ 276 millions de francs). «Les réseaux sociaux constituent une part importante de nos activités de marketing. Cependant, nous pensons que l’authenticité et la légitimité sont les valeurs les plus précieuses pour atteindre et inspirer les cyclistes sur les plateformes numériques. C’est pourquoi nous choisissons avec soin les personnes et les athlètes que nous soutenons», indique Dirk Kaufmann, représentant de Rapha pour l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne et la Suisse. Il constate un «boom» de la discipline depuis le début de la crise sanitaire, mais ne s’épanche pas sur la mission des influenceurs.

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Pendant quelques années, Jérôme Bailly a accédé à la machinerie: «A l’époque, on était une cinquantaine d’ambassadeurs de la marque pour l’Europe. Ils nous invitaient une fois par an à Majorque pour un workshop de trois jours. Les personnes sont sélectionnées en fonction de leur présence numérique, notamment sur Instagram, qui est leur réseau star.» Le séjour est rythmé par des excursions à vélo dans un décor à couper le souffle, mais pas seulement. «Ils nous livrent des informations en avant-première sur les produits qui sortiront dans l’année et nous font des piqûres de culture d’entreprise», s’amuse-t-il. S’est-il senti forcé d’assurer leur promotion? Celui qui se présente comme un «micro-influenceur» n’en garde que de bons souvenirs: «Ils nous offrent des habits mais je n’ai jamais senti aucune pression, ils savent qu’on aime la marque. C’était un peu une famille, on se motivait entre nous.» Avant d’ajouter: «Après, on n’allait pas se prendre en photo avec la tenue d’une autre marque, mais c’est une évidence.»

Ces formations peuvent-elles uniformiser les contenus? «Certainement, c’est le drame des réseaux sociaux. Il y a un risque de standardisation des publications et de nivellement par le bas, estime Alain Rumpf. Quand on va sur Facebook ou Instagram, on voit que la dimension commerciale prend une place importante. Personnellement, ça me désole un peu.» Si les photos s’empilent et se ressemblent, elles ne perdent rien de leur force visuelle. Mieux, les fourmis dans les jambes ne s’estompent pas: «Les publications d’influenceurs ne dénaturent pas la pratique. Le plaisir de monter sur un vélo reste le même.»