Le Temps: Dans votre essai, vous commencez par présenter le contrat d’Ulysse. De quoi s’agit-il?
Yves-Alexandre Thalmann: Le contrat d’Ulysse fait référence à un épisode de l’Odyssée dans lequel le héros grec, désireux d’entendre le fameux chant des sirènes aux effets fascinants, se fait attacher à un mât du bateau pour ne pas céder à cette suave mélopée lorsque son bateau naviguera à proximité. Dans le même esprit, il impose à son équipage de se boucher les oreilles avec de la cire d’abeille et de ne pas suivre les instructions qu’il donnera forcément sous l’emprise de ce chant aliénant. Son génie? Ne pas se croire plus fort que les autres et anticiper sa défaillance potentielle pour prévenir la catastrophe.
– Comment se traduit le contrat d’Ulysse dans la vraie vie?
– Il s’agit de suivre la même stratégie que le héros rusé: être animé d’un objectif, identifier les zones de faiblesse et mettre en place des stratégies pour les surmonter. Lorsqu’un alcoolique décide d’arrêter de boire, il doit éviter de passer à côté de son bistrot préféré ou d’acheter des bouteilles de vin pour ses invités. Je suis même partisan de la manière forte: il existe un médicament, l’Antabus, qui a la propriété de rendre le buveur directement malade sans passer par la case ivresse. De nombreux candidats à l’abstinence se rendent quotidiennement chez leur pharmacien pour avaler un comprimé et s’assurer une journée loin des tentations.
– Mais ces techniques d’évitement ne ressemblent pas une solution à long terme. Ne faudrait-il pas plutôt imaginer une prise en charge en profondeur pour s’attaquer aux racines du problème?
– On peut faire les deux en parallèle. Mais il existe un principe appelé conditionnement opérant qui a prouvé son efficacité. C’est-à-dire que, pour les hommes comme pour les animaux, tout comportement qui procure du plaisir a plus de chances d’être reproduit par la suite. Le plaisir est un renforcement puissant de la motivation. Ainsi, pour reprendre l’exemple de la personne alcoolique, au début, elle doit en effet prendre un médicament pour se dissuader de boire, mais très vite, elle va réaliser tous les bienfaits que sa nouvelle vie sans lui apporte et, naturellement, répéter le comportement abstinent pour obtenir le même effet. De plus, lorsqu’on répète suffisamment un fonctionnement, il s’ancre dans notre cerveau: des circuits neuronaux lui sont spécifiquement dévolus, de sorte que les centres de la motivation n’ont même plus à être activés. L’habitude peut pallier le manque de motivation.
– Vous abordez le concept de saillance stimulante qui peut également dicter nos actions. Explications.
– La saillance stimulante est un phénomène qui dépasse la notion de plaisir et de déplaisir. C’est ce que l’on fait quand on mange une sucrerie parce qu’elle est à notre portée, sans en avoir vraiment envie, ou quand on allume la télé, qu’on surfe sur internet sans nécessité. Lorsqu’on veut changer un comportement, c’est évidemment un facteur de rechute potentiel et il faut le contrôler. Mais une parade existe. Elle consiste à réduire le stress en pratiquant par exemple la relaxation et la méditation. On a observé que cette saillance stimulante est plus menaçante quand une personne est anxieuse ou décentrée. Un individu centré, connecté à ses vrais besoins, cède moins volontiers à ces tentations ordinaires.
– Revenons à la visualisation créatrice que vous condamnez. Les sportifs pratiquent bien la visualisation pour améliorer leurs résultats. Pourquoi leur technique est plus légitime à vos yeux?
– La visualisation des sportifs est opérante car, justement, elle intègre les difficultés. Il ne s’agit pas d’une pensée magique où le tennisman se voit au terme du tournoi brandir son trophée. Il s’agit pour lui d’imaginer les coups retords de son adversaire et les ripostes à y apporter. Pareil pour les skieurs. Lorsqu’ils visualisent leur slalom, ils imaginent toujours la plaque de glace, le piquet moins bien enfoncé, la bosse imprévue, etc., tout ce qui pourrait les faire chuter et se préparent à cette éventualité. En cela, les sportifs rejoignent l’idée d’anticiper le pire pour réussir.
– Votre essai ne prétend pas faire naître la motivation chez une personne, il donne uniquement à un individu déjà décidé les moyens de concrétiser son projet. N’est-ce pas une limite de votre livre?
– Peut-être, mais c’est un choix pragmatique et éthique. Même si elle est parfois provoquée par des moyens extrinsèques, comme la compétition ou la survie, la motivation de changement n’est opérationnelle que si elle devient intrinsèque à la personne. Trouver par exemple un travail à quelqu’un qui ne souhaite pas travailler revient à faire boire un âne qui n’a pas soif. D’autre part, sur le plan éthique, si vous avez, mettons, le souhait de réconcilier deux collègues fâchés, alors qu’aucun des deux ou un des deux ne le souhaite pas, on peut se poser la question de quel droit vous vous immiscez dans leur sphère privée. Bien sûr, vous souffrez, vous, de leur dispute, mais vous ne pouvez pas faire de leur différend votre histoire pour autant.
– Dernier point crucial dans un processus de changement: le sentiment d’efficacité personnelle. Qu’est-ce que c’est?
– Dans le développement personnel, on a l’habitude d’entendre: «Vise la lune, si tu la manques, tu atterriras au moins dans les étoiles». Le spécialiste de la motivation Albert Bandura observe précisément l’inverse, qu’il résume ainsi: «A force de manquer la lune, tu n’auras même plus envie de regarder les étoiles.» Pourquoi? Parce que tout changement repose aussi sur nos croyances quant à notre capacité à réaliser ce changement. Comme le sentiment d’efficacité personnelle se construit sur la base des réussites antérieures, il n’est pas judicieux de placer la barre trop haut, sinon les déceptions ruinent toute chance de succès. Généralement, en entretien, j’ai pour habitude de dire: «ça pourrait être pire». De quoi dédramatiser et rester pragmatique. Mieux vaut un résultat modeste obtenu qu’un grand espoir déçu.
De l’intention à la réalisation , Yves-Alexandre Thalmann, Ed. La Source vive, In folio, Gollion, 2016
DROP, le coup gagnant
En rugby, le drop est un coup joué en demi-volée qui envoie le ballon entre les poteaux. Pour Yves-Alexandre Thalmann, le DROP est le plus sûr moyen de marquer des points dans sa vie. Explications.
«DROP est l’acronyme de Désir/Résultat/Obstacle/Plan. C’est la traduction du WOOP anglais pour Wish/Outcome/Obstacle/Plan mis au point par la professeur en psychologie Gabriele Oettingen. Dans la première étape, celle du désir, on imagine l’objectif à atteindre (perdre du poids, arrêter de fumer, rencontrer l’âme sœur, etc.). Dans la deuxième étape, celle du résultat, on se visualise une fois la mission accomplie et on savoure. Cette étape correspond à la visualisation créatrice de la pensée positive. En revanche, la troisième étape, celle de l’obstacle, s’en distingue. Durant ce stade, on imagine les éléments contraires à la réalisation de son but (gourmandise, faiblesse, timidité, etc.). Enfin, dans le quatrième mouvement, celui du plan, on imagine une marche à suivre qui va vers l’objectif, mais intègre aussi une parade à ces éléments contraires. Un exemple? J’ai un entretien d’embauche. Je me visualise déjà dans le poste et j’imagine le plaisir que je vais en retirer. Ensuite, lors de l’étape de l’obstacle, je prévois que le boss va peut-être me questionner sur le trou d’un an qui existe dans mon CV. Du coup, j’établis un plan d’action qui consiste bien sûr à décrire à l’employeur en quoi je serai bon dans ce futur travail, mais aussi à anticiper une réponse sur ce trou dans le CV de sorte à ne pas être pris au dépourvu si la question est posée. Anticiper le problème n’est pas le créer. C’est être capable de le surmonter.»
Yves-Alexandre Thalmann est professeur de psychologie, formateur, conférencier établi à Fribourg. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages.