Révolutions buissonnières à Genève

Qui eût imaginé il y a vingt ans que le transat chasserait le banc des parcs genevois? Et que les dissidences fleuriraient dans les buissons? Nic Ulmi relate cette métamorphose dans un livre alerte, sensible et documenté

Les parcs genevois sont des poèmes. Aux Bastions, à la tombée du jour, une élégante passe. Dans son sac, bircher, café et couvertures. Elle en fait don aux habitants des lieux, dormeurs nomades qui ont trouvé refuge entre le Mur des réformateurs et l’Université. On l’appelle Madame Rosa, elle veille sur les enfants perdus de la nuit.

Ailleurs, un homme a élu domicile dans un massif de bambous. Il marche dans les allées, un porte-documents sous le bras. Inutile de chercher à l’apprivoiser: il est trop affairé pour fréquenter ses pairs. Ailleurs encore, au Bois-de-la-Bâtie, les renards profitent de l’ombre pour chasser la volaille dans le parc animalier. C’est ce qu’on appelle la jungle des villes. Tiens, là, un enfant s’exclame: «Tu te rends compte, maman, un chameau aux Bastions.» Son propriétaire est vaguement légionnaire, il sort d’Un Thé au Sahara, le roman de Paul Bowles, il est venu boire le thé à Genève, il ne fait que passer.

Ces histoires, Nic Ulmi* les a cueillies aux Cropettes ou à Beaulieu, à la Perle du Lac ou au parc La Grange, entre mai et juillet de l’année passée. A l’origine de ses pérégrinations, une commande de la Ville de Genève pour marquer les 150 ans du Service des espaces verts – l’organisme gère 52 parcs et 800 parcelles, entre la rive gauche et la rive droite. Il en résulte Genève dans ses parcs, un livre bruissant de vie, où le texte flirte avec les images entêtantes de la photographe Magali Girardin. L’auteur ébauche une sociologie papillonnante: il emperle les témoignages, fait remonter la mémoire des lieux, fugue en chapitres aussi instructifs qu’incisifs. Mais qu’apprend-on au juste?

D’abord que les parcs ne sont pas seulement des contrepoints à la ville, mais aussi des miroirs de son évolution. Exemple: le banc public, ce fétiche genevois. Longtemps, il a fait figure de station immuable. C’était au temps où le parc était d’abord une promenade, l’espace privilégié d’une aération raisonnée. C’était au temps aussi où la pelouse était interdite aux semelles des citadins – interdiction levée en 1987. Puis le monde a basculé. Les enfants piétinent la pelouse; les grils enfument le ciel; des braseros laissent leur empreinte; et le sol subit ces outrages. Coïncidence? Le banc déchoit et le transat débarque, insolent de mobilité. Une révolution est en marche. Les landaus roulent toujours carrosse. Mais l’adolescence flibuste sur le gazon. Pique-nique. Party. Bacchanales – en 2008, Bacchus est hispanique, «botellon» est le mot d’ordre. Le transat est de toutes ces vagues. «C’est la mer en ville», dit joliment l’auteur.

Révolution? Certes, mais maîtrisée, suggère Nic Ulmi. Le parc devient un foyer de la contre-culture. Aux Bastions, par exemple, des tribus plantent leur bannière: la musique techno est une communion, à la barbe des réformateurs emmurés; d’autres rythmes fédèrent devant le Palais Eynard, surnommé «la mairie». On jongle autour d’une souche. C’est que le parc, de refuges en enclaves, est un territoire en soi. Une habitante dit: «Depuis qu’il y a moins de squats et de lieux alternatifs, on voit plus de monde dans les parcs.» Le courant alternatif fuse dans les buissons. C’est l’un des enseignements du livre.

Révolution encore, mais avec la bénédiction des autorités. Des parcs de quartier inspirent des vocations à leurs usagers. A Beaulieu par exemple, lopins et serres sont prêtés aux habitants. Deux ans pour cultiver son jardin. Puis on passe son tour.

Au-delà de ses nouveaux usages, le parc joue un autre rôle, immuable: il est initiatique; il permet la révélation et en préserve le souvenir. Herbier géant, si on veut. Le premier pas de l’enfant, le premier baiser de l’adolescent ont souvent des sous-bois comme témoins. Transat ou banc alors, qu’importe le siège, pourvu que la vie passe. Retrouver, adulte, le parc originel, c’est se heurter à son double, confie une nostalgique. Se sentir de nouveau Sioux au pied de son cèdre. Les parcs ont ceci de beau qu’ils véhiculent notre mémoire, qu’ils sont une part de nous, que le singulier flotte dans la nuée collective. C’est leur fonction structurante.

Est-ce cette quête de soi alors qui incite les badauds à rêver au cimetière des Rois, à l’ombre de Grisélidis Réal et de François Simon? Les maisons des morts sont devenues fréquentables, voire ­désirables, note l’auteur. Genève cultive la liberté dans ses prés. Symbole: le parc La Grange s’ensauvage. Dents de chien et anémones sylvestres s’invitent au bal des rosiers. «Merci l’ortie», pique Nic Ulmi, qui sait donner l’envie de buissonner.

Genève dans ses parcs. Les nouveaux usages des espaces verts, Glénat, 158 p.

*Journaliste au «Temps»

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