Rokhaya Diallo: «On attend des minorités de la reconnaissance, pas de la subversion»
Entretien
La journaliste française sera présente à Genève dès lundi dans le cadre de la semaine des droits humains et du festival féministe Les Créatives

Elle est l’une des voix incontournables de la lutte contre le sexisme et de l’antiracisme en France. Journaliste, écrivaine mais aussi réalisatrice, Rokhaya Diallo, 42 ans, avance en solitaire depuis plus de dix ans dans un paysage médiatique hostile où son propos tranché dérange encore. A quelques jours de sa venue dans la Cité de Calvin dans le cadre de la semaine des droits humains et du festival féministe Les Créatives, elle revient, pour Le Temps, sur son engagement intransigeant pour l’égalité.
Le Temps: Vous serez en conversation avec l’auteure américaine Roxane Gay le 25 novembre prochain, journée internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes.
Rokhaya Diallo: Oui. J’admire beaucoup le travail de Roxane Gay, et particulièrement sa manière insolente de questionner, entre autres, la bienséance que l’on attend des femmes. Pour moi, le spectre des violences est très large. Il y a les violences sexistes qui sont celles qu’on imagine de la manière la plus évidente, mais il s’agit aussi de toutes les violences qui obligent les femmes à se conformer à un certain modèle. Je me réjouis d'en discuter avec elle.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de ces violences au cours des dix dernières années?
Malheureusement, on ne peut pas observer de diminution structurelle des violences dont les femmes sont la cible. Mais je note qu’il y a une plus grande sensibilisation de la société, notamment grâce au travail des collectifs féministes. En France et ailleurs, «les colleuses» font un véritable travail d’alerte, de décompte des femmes qui meurent sous les coups de leur compagnon, mais aussi un travail de dénomination, le fait de rappeler qu’elles étaient des femmes avec un nom, un prénom, une vie sociale, une fonction. La société ne se contente plus de chiffres un peu vagues, mais se souvient qu’il y a des femmes dont la vie a été interrompue par la brutalité sexiste.
Dans un registre moins brutal, vous êtes vous-même confrontée quotidiennement à une forme de violence…
Il faut considérer la violence comme un spectre large. Il y a bien entendu la violence physique, la violence verbale, psychologique, les tentatives d’intimidation. Lorsque je m’exprime sur les plateaux de télévision, je suis souvent la seule femme et je fais face à des hommes qui continuent de m’interpeller sur des sujets autour desquels je suis mieux documentée ou mieux formée qu’eux, avec une forme d’arrogance et parfois de condescendance. C’est ce que l’on nomme le mansplaining. Je dois redoubler d’efforts pour être entendue et investir beaucoup d’énergie pour aller au bout de mes phrases.
Vous avez publié le mois dernier un ouvrage «M’explique pas la vie mec!» Qu’est-ce qui en a motivé la rédaction?
Toute ressemblance avec des personnes réelles ou des situations ayant déjà existé n'est absolument pas fortuite (rires). Ce livre est totalement inspiré de la réalité, et je n’aurais jamais eu conscience du degré de mansplaining si je n’avais pas eu cette expérience quotidienne. Le propos était de dénoncer des choses que l’on peut observer au quotidien. J’ai voulu couvrir plusieurs sphères – la sphère privée, la sphère publique et professionnelle – parce que cela parle à toutes les femmes. Depuis la sortie de la BD, énormément de femmes écrivent pour dire qu’elles se reconnaissent dans le livre, nous avons reçu des témoignages assez stupéfiants.
Vous évoquez fréquemment une autre forme d’oppression, celle du «whitesplaining». Pouvez-vous nous l’expliquer en quelques mots?
Le whitesplaining, c’est lorsqu’une personne qui ne subit pas à titre personnel le racisme l’explique à une personne qui le subit dans sa chair, et pense lui enseigner quelle est la bonne définition du racisme. Quand une personne noire, d’origine asiatique ou maghrébine raconte son expérience du racisme, il arrive par exemple qu’elle soit face à une personne blanche qui refuse d’entendre son discours. En France, certains estiment que la lutte antiraciste s’est dévoyée et qu’elle est menée par des minorités tyranniques.
Lire aussi: Rokhaya Diallo: «La conscience noire, en France, se rapproche de ce qui se passe aux Etats-Unis»
Vous êtes une femme noire et musulmane et défendez, en ce sens, un féminisme intersectionnel.
L’intersectionnalité permet de décrire le fait que toutes toutes les femmes ne vivent pas dans les mêmes conditions. Une femme d’origine asiatique vit le sexisme et le racisme. En ce sens, elle se retrouve à l’intersection de plusieurs types d’exclusion. Elle vit une condition singulière, qui doit être décrite et décryptée comme telle. Il s’agit de comprendre qu’il existe des femmes musulmanes, des femmes pauvres, des queers, des trans, des femmes qui sont en situation de handicap, qui ont besoin d’outils pour analyser leurs conditions spécifiques. Si on ne se penche pas sur les particularités de ces femmes qui vivent plusieurs types de dominations, on ne pense alors qu’à la majorité des femmes dominantes sur le plan économique et intellectuel.
Il existe des femmes musulmanes, des femmes pauvres, des queers, des trans, des femmes en situation de handicap, qui ont besoin d’outils pour analyser leurs conditions spécifiques.
Vous évoquez régulièrement la question du racisme d’Etat. Comment le définiriez-vous?
Il y a aujourd’hui du racisme produit jusqu’au niveau de l’Etat. Quand j’évoque cette notion, je ne dis pas que les institutions ou les lois sont formellement racistes. Il est question d'un racisme indirect. Pour donner un exemple concret, les jeunes hommes perçus comme étant noirs ou d’origine maghrébine, ont 20 fois plus de risques d’être contrôlé par la police que le reste de la population. La police, qui est donc une institution de la République, produit du racisme en surexposant une partie de la population, du seul fait de son apparence physique, à des contrôles qui ne sont pas toujours justifiés. La France a d’ailleurs été condamnée par sa propre Cour de cassation pour ces contrôles discriminatoires, mais aussi par la Cour européenne des droits de l’homme. Notre pays a aussi été interpellé par l’ONU et Amnesty International. Malgré ces interpellations, aucune disposition concrète n’a été prise pour que cela cesse. En ce sens, il me semble que l’Etat entretient une forme de racisme.
Lire aussi: Rokhaya Diallo, femme révoltée face au cynisme politique français
Ce discours semble pourtant inaudible pour une grande partie de la classe politique.
Il y a une forme de déni généralisé, la France vit dans sa propre mythologie, celle du pays des Lumières et des droits humains. La République a été coloniale: pendant qu’on signait à Paris la DUDH en 1948, on réprimait de manière sanglante les colonisés. Il y a toujours eu une dichotomie entre le principe et la réalité. Aujourd’hui, on est encore dans cette énergie. On refuse de se voir tels que nous sommes et on continue à s’idéaliser comme un pays qui serait universaliste. Ce discours est d’autant plus inaudible qu'il est porté par une femme noire. Les gens n’attendent de moi que de la reconnaissance, pas de la subversion.
Vous abordez désormais mensuellement toutes ces questions dans le «Washington Post». Aucun des médias français de référence ne vous a jamais proposé un tel espace d’expression?
Non, et c’est un peu désespérant. Le français est ma langue maternelle, la langue dans laquelle j’écris. Je n’ai jamais vécu aux Etats-Unis et c’est pourtant un grand média américain qui m’a offert un espace d’expression pour parler de mon pays. Pour moi, cela confirme cette forme de déni. Dans les colonnes opinions des grands médias français, le débat sur le féminisme se déroule encore trop souvent entre femmes blanches. Les voix des femmes minoritaires sont invisibilisées ou réduites à certains sujets, je trouve cela regrettable.
Journaliste, éditorialiste, écrivaine… On continue pourtant de vous présenter uniquement comme militante, comment l’expliquez-vous?
J’assume le militantisme mais ce n’est pas mon métier. Ce mot-là est très connoté, et pour mes détracteurs, c’est une manière de dire que je suis dépourvue de qualifications, de réduire mon travail à quelque chose d’émotionnel et non intellectuel. Le militantisme n’est pas une profession, mes revenus n'y sont pas liés. Je peux accepter que mes positions dérangent et qu’on soit en désaccord avec moi, mais ce qu’on ne peut pas m’enlever, c’est que je viens de publier mon dixième livre et que mon mon sixième documentaire est en cours de réalisation. Je trouve qu’il y a parfois un refus de reconnaître mes connaissances et ma polyvalence.
Que pensez-vous justement des liens entre l’activisme et le métier de journaliste?
Pour moi, la neutralité journalistique est un mythe. Nous sommes tous le produit d’une expérience sociale. De ce fait, on devient journaliste chargé de tout notre vécu, que ce soit notre expérience socioéconomique, l’endroit où l'on a vécu, notre genre, notre expérience raciale, tout cela colore la manière dont on va produire et lire les informations. Même avec le plus grand souci d’objectivité. Sur cette question, je ne peux que vous conseiller le livre de la journaliste Alice Coffin («Le génie lesbien»), qui assume son activité militante menée en parallèle du journalisme.
Lire aussi: Alice Coffin, «cheval de Troie» féministe
En France, on aspire à voir des journalistes et des universitaires neutres. C’est illusoire. D’autant plus qu’ici les journalistes entretiennent des liens avec les politiques en dehors des studios. Qu’il s’agisse de relations sentimentales, amicales, ou plus simplement de relations de longue date, liées à leur scolarité, cela démontre finalement l’existence d’un microcosme ayant fréquenté les mêmes grandes écoles, les mêmes quartiers. Et cette promiscuité-là, on l’interroge trop peu.
Bio express
1978 Naissance à Paris.
2009 Première apparition télévisée en tant que chroniqueuse sur Canal +.
2013 Sortie de son premier documentaire, «Les Marches de la liberté».
2016 Voyage aux Etats-Unis pour couvrir l’émergence du mouvement Black Lives Matter.
Septembre 2018 Lancement du podcast «Kiffe ta race» avec Grace Ly.
2019 Parution de son ouvrage «Ne reste pas à ta place!»
Questionnaire de Proust
Une chanson qui vous apaise?
«Mesmerising» d'Awa Ly. C'est une très jolie chanson.
La première chose que vous faites en vous levant?
Je regarde mon téléphone (rires). C’est mon réveil, c’est l’heure, mes rendez-vous, c’est tout.
Une personne que vous admirez?
Ma mère. On ne mesure pas ce que représente le fait d’être immigré dans un pays étranger. Je trouve qu’il y a quelque chose d’héroïque dans tous les parcours migratoires.
Un pays pour refaire sa vie?
Le Sénégal, car c’est le pays de mes parents. Cela s’inscrirait dans un cycle. Puis avec ces histoires de confinement, l’idée d’un pays chaud avec la plage ne me déplaît pas.
Un podcast pour changer son regard sur le monde?
«Camille» de Camille Regache, qui questionne l’hétéronormativité.
Vous présidente, qui comme premier ministre?
Je dirais Christiane Taubira, en ayant conscience que c’est elle qui devrait être présidente (rires).
Conversation entre Rokhaya Diallo et Roxane Gay - Mercredi 25 novembre dès 20h30