La foule hors du moule (1/5)
La crise sanitaire n’a pas freiné la vague contestataire. Exprimée sur les réseaux sociaux pendant le confinement, cette colère a fini par déborder dans la rue, son espace naturel

A peine entamé, le déconfinement a signé le retour des luttes contre le racisme, contre les inégalités, pour le climat. Toute cette semaine, «Le Temps» explore ces mouvements sociaux. Une lame de fond qui bouscule nos démocraties.
Dans la foule parsemée de masques chirurgicaux, une formule s’impose sur les pancartes: «J’étouffe». La dernière supplique de George Floyd, tué par un policier de Minneapolis, vient de pousser une partie de la population dans la rue. La colère éclate dans plusieurs régions du monde, du territoire américain aux bords du Léman, pour dénoncer le racisme et les violences policières.
Une imagerie puissante accompagne la mobilisation: les poings se lèvent dans le ciel, des statues de figures coloniales tombent, le slogan Black Lives Matter est peint sur la bande d’asphalte qui mène à la Maison-Blanche. Alors que le déconfinement s’amorce à peine, la rue retrouve soudainement sa fonction de théâtre de la contestation.
Affirmer sa présence
«Malgré l’existence d’outils démocratiques sophistiqués, la manifestation reste un moyen efficace de matérialiser des revendications, note l’historien Olivier Meuwly. Il existe un besoin d’affirmer sa présence, de faire peur à l’adversaire. La vie démocratique et sociale ne pouvait pas s’arrêter avec le confinement.» De quoi désarmer les autorités qui s’échinent à faire respecter les mesures sanitaires. Dans cette période singulière, toute mise en garde pourrait s’apparenter à une volonté d’affaiblir un mouvement social: «Peut-on mettre la démocratie entre parenthèses? Cette question se pose à chaque crise majeure.»
Malgré les restrictions, plusieurs rassemblements contre le racisme s’organisent. Des militants de la grève du climat défilent dans les rues par petites grappes, d’autres tapent sur des casseroles à leur fenêtre. Une mobilisation féministe se tient un an après l’événement historique du 14 juin. La menace du nouveau coronavirus n’affaiblit pas la gronde sociale.
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Cette vague peut-elle bousculer les institutions politiques? «Si la manifestation reste un outil de pression, la Suisse, contrairement à d’autres pays, est à l’abri de la dictature de la rue. Les revendications peuvent être absorbées par différents canaux démocratiques», estime Olivier Meuwly. Selon lui, la fin de la situation «exceptionnelle», qui donnait les pleins pouvoirs au gouvernement, est le signe d’un système équilibré. «Contrairement à la Première Guerre mondiale, le Conseil fédéral a affirmé son intention de se délester de cette responsabilité.»
Colère latente
Notre voisin français a adopté une approche répressive pour imposer le respect de règles sanitaires drastiques. Malgré ce dispositif, la colère a également fini par se glisser dans les interstices. Début juin, 20 000 personnes se rassemblent devant le Tribunal de Paris. Cet événement, voulu par le comité formé à la suite de la mort d’Adama Traoré lors d’une interpellation musclée, n’a pas obtenu l’autorisation de la préfecture de police en raison de la pandémie. «La France est le seul pays du monde à interdire des rassemblements pour la justice!» dénoncent les organisateurs.
«Cette irruption de protestataires dans l’espace public est le résultat d’une colère latente aggravée par le confinement. L’isolement a été vécu de manière plus difficile dans les quartiers populaires, des conditions qui ont entraîné des tensions», rappelle Julien Talpin, chargé de recherche en science politique au CNRS et spécialiste des luttes contre les discriminations.
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Figures médiatiques
Ce rassemblement de masse ne jaillit pas de nulle part. Il est porté par une figure: Assa Traoré, la sœur du défunt. Autour d’elle se cristallisent les espoirs et les doléances d’une population racisée. «C’est une personnalité charismatique et la plupart des mouvements sociaux reposent sur une incarnation, souligne Julien Talpin. On peut l’observer avec la présence médiatique de Greta Thunberg sur la question environnementale.»
Une force qui peut se lézarder avec le temps. «L’histoire montre que les mobilisations sont marquées par un moment de divisions qui aboutit à leur déclin. Les périodes d’union sont de courte durée.» Le combat serait-il vain? «Leur cycle de vie n’empêche pas l’obtention d’avancées importantes, répond le chercheur français. On pourrait également assister à l’émergence d’une génération militante.»
Etincelle numérique
Cette génération structure sa pensée sur les plateformes numériques où s’entrechoquent les points de vue et les images. Une vidéo a servi d’étincelle, celle de la lente agonie de George Floyd immobilisé par le genou d’un policier impassible. Glaçante, la séquence a fait le tour des réseaux sociaux. «C’est devenu l’image emblématique d’un mouvement, elle a transnationalisé la cause», appuie Laurence Allard, maîtresse de conférences en sciences de la communication et chercheuse à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3-Ircav.
Le numérique a confirmé sa puissance à la fois fédératrice et clivante. Diverses communautés s’y forgent pour débattre ou imaginer des actions militantes. «Ces espaces d’entre-soi ne sont pas toujours bien vus», observe Julien Talpin. L’alerte du président français, Emmanuel Macron, sur la tentation du séparatisme en témoigne. Pourtant, les opinions se forment dans les conversations. Le philosophe Jürgen Habermas a montré qu’au XVIIIe siècle les discussions littéraires dans les salons bourgeois dérivaient vers des débats politiques. Des espaces où pouvait s’exprimer une critique du pouvoir. Les réseaux sociaux deviennent les salons de notre siècle. A une différence notable. «Les services numériques permettent aux sans-voix de disposer d’une arène», avance Laurence Allard.
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Parole débridée
La bataille d’idées pousse à l’expression d’une parole débridée. Mais celle-ci se limite à un cercle restreint. La mécanique opaque des algorithmes a tendance à mettre en relation des internautes qui partagent le même avis, les fameuses bulles de filtrage. «Le numérique contribue à une forme de polarisation du débat public, confirme Julien Talpin. Les espaces de délibération manquent pour confronter les points de vue.»
Ce n’est pas la seule limite: la contestation en ligne n’est pas un gage d’efficacité, à l’image des pétitions qui amassent les signatures électroniques sans toujours obtenir gain de cause: «Les mobilisations essentiellement numériques peinent à inverser le rapport de force.» Les cortèges ne risquent pas de disparaître, abonde dans le même sens Laurence Allard. Marcher dans la rue, trompeter un slogan au milieu d’une foule, galvanise: «La manifestation reste le grand rituel de rassemblement.»
Le vélo, outil pour véhiculer des idées
Un concert de sonnettes pour réclamer une «politique climatique cohérente». Le 15 mai, près de 500 personnes paradent à vélo dans les rues de Lausanne à l’initiative des grévistes du climat. Les automobilistes observent cette occupation du territoire entre agacement et curiosité. Plus qu’un outil de mobilisation festif, la bicyclette devient l’emblème d’un projet politique: le développement de la mobilité douce.
Un discours qui infuse depuis plusieurs années. En 2018, la votation pour favoriser le développement des pistes cyclables est acceptée. «A chaque coup de pédale, nous contribuons à tisser la trame politique. Si cette responsabilité peut interloquer, elle reflète la nature profonde de la petite reine», estime Juerg Haener, responsable de la coordination romande de Pro Velo, dans le journal de l’association faîtière.
Injustice sociale
Le vélo n’incarne pas seulement une sensibilité écologique. Début juin, à New York, la police confisquait violemment les deux-roues de manifestants pacifiques de Black Lives Matter. Dans une vidéo virale, une passante interpelle les forces de l’ordre sur la raison de cette réquisition massive. Un début de réponse se trouve dans le tweet d’une journaliste du quotidien américain Daily News: la police aurait reçu l’ordre de «se concentrer sur les cyclistes» qui ne respectaient pas le couvre-feu. Cette hostilité n’est pas nouvelle, rappelle le New Yorker. Le maire de la ville, Bill de Blasio, a mené pendant des années une «guerre contre les vélos électriques». La police locale est également accusée d’avoir ciblé des groupes de jeunes cyclistes noirs et latinos.
Dans plusieurs villes américaines, ce moyen de locomotion a justement investi les cortèges contre le racisme. Le signe qu’une génération d’urbains adopte la petite reine pour se déplacer, mais pas seulement. C’est aussi la conséquence d’une injustice sociale. Les quartiers défavorisés souffrent des carences du réseau de transports publics.
Les conséquences de ces politiques défaillantes sont supportées de manière disproportionnée par les communautés noires, souligne le magazine. En toile de fond se joue un combat pour la maîtrise de l’espace public. Au plus fort de la contestation, Donald Trump appelait d’ailleurs les forces de l’ordre à «dominer la rue». Tandis que la foule de Black Lives Matter réclamait un décloisonnement des quartiers populaires. Bref, une liberté de mouvement.