La saucisse du futur se prépare avec des carottes, du salami ou des insectes
Design
Depuis trois ans, la designer néerlandaise Carolien Niebling crée des saucisses avec le moins de viande possible. Elle a tiré un livre de cette expérience. Et remporté le Grand Prix à la Design Parade d'Hyères

Scandale des porcheries vaudoises, polémique des lasagnes à la viande de cheval, scènes d’horreur dans les abattoirs… Pour un peu, on virerait végétarien sur l’air d'«on est foutu on mange trop», tube végane que chantait Alain Souchon en 1978 déjà.
Car en 2017, c’est notre surconsommation de viande qui nous pend aux artères. Remplacer la viande, l’industrie agroalimentaire sait pourtant très bien le faire. Depuis longtemps, on peut s’envoyer un steak de tofu avec une salade de quinoa. Et même, depuis trois semaines, coincer un burger à la farine d’insectes entre deux tranches de pain. La science a même inventé l’entrecôte Canada Dry, celle qui a le goût de la viande, l’aspect de la viande mais à l’intérieur de laquelle il n’y a pas un gramme de barbaque. «La fake meat n’est pas un bon message, estime Carolien Niebling, diplômée de l’ECAL. C’est cacher sous le tapis le fait que manger trop de viande est mauvais pour la santé. Et ce genre de subterfuge n’éduque pas le consommateur.»
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Aliment idéal
Depuis trois ans, la designer néerlandaise s’est mis en tête de s’attaquer à l’aliment le plus emblématique de la culture culinaire mondiale. La saucisse existe depuis que le monde est monde. Son principe? Alimentaire! Il s’agit d’un mélange de viande mixée contenu dans un boyau qui peut ensuite se consommer cru ou cuit, frais ou séché, affiné ou fumé. La saucisse, c’est une réserve d’énergie pure à la fois peu encombrante, écolo (elle ne produit quasiment aucun déchet) et prévue pour se conserver des semaines, voire plusieurs mois. Mais dans notre société qui surconsomme, c’est aussi devenu une bombe de mauvaise graisse, une usine chimique où se mélange cette pharmacopée improbable inoculée aux animaux de leur vivant. Et dont les réactions dans le métabolisme humain sont explosives.
Alors comment faire de ce produit fondamentalement carné, consommé par centaines de millions de tonnes chaque année, un aliment sain, donc avec le moins de viande possible? En l’envisageant comme un objet design. «A la base, la saucisse a été conçue pour approvisionner le corps en protéines sur de long trajets, explique Carolien Niebling. Elle est aussi un objet recyclé, fabriqué à partir de pièces de viande peu nobles comme les restes et les abats. Au même titre qu’une chaise, la saucisse est le fruit d’un processus artisanal ou industriel, le résultat d’une réflexion sur le matériel utilisé et sa viabilité économique sur le marché.»
Cuisine moléculaire
Cette recherche, Carolien Niebling l’explique dans The Sausage of the Future, un bouquin original et très beau à la marge entre l’ouvrage scientifique, l’enquête sociologique et le livre d’art. Lequel est accompagné de modèles anatomiques en couleur et en 3D, pareils à ceux utilisés dans les écoles de médecine. Les outils pédagogiques présentent des coupes de saucisses agrandies, histoire de bien montrer ce qu’elles contiennent. Précision: les parents de Carolien sont médecins. L’allusion l’amuse, mais elle s’arrête là. «J’utilise ces maquettes lorsque j’expose mon projet, comme ce printemps au Salon Satellite de Milan. Présenter les saucisses, c’est bien, mais je veux surtout montrer le processus qui m’a conduite à ce résultat, d’où ce livre.»
Car les saucisses du futur de Niebling existent. Les visiteurs du salon international de Milan ont même pu y goûter. Avec l’aide d’un jeune boucher néerlandais – «Herman ter Weele, un type incroyable qui expérimente tout» – et Gabriel Serero, chef moléculaire établi à Lausanne, la designer en a fabriqué 24 sortes. Il y a là une sorte de mortadelle à base de carotte et de brocoli, de salami aux amandes, fleurs et fruits secs, de saucisse au foie et aux baies rouges et de pâté à la farine d’insectes aggloméré grâce à du jus de carotte. «Ça nous a pris beaucoup de temps pour obtenir une texture agréable et une mousse visuellement plaisante. L’apparence de la nourriture est quelque chose de capital pour le consommateur. Surtout si vous travaillez avec des ingrédients inhabituels.»
Le gel des algues
A terme, Carolien Niebling compte bien commercialiser ces aliments d’un genre nouveau. «Faire bouger les mentalités est toujours compliqué. C’est plus facile de convaincre un petit boucher de quartier qu’une multinationale de l’agroalimentaire. Cela dit, je suis en discussion avec des grands groupes italiens et américains qui s’intéressent à mes idées.»
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La suite? La designer, en ce moment assistante à l’ECAL, l’envisage toujours avec la nourriture comme horizon. «Je vais aller vivre à Zurich, où pas mal de gens réfléchissent à ce lien entre les aliments et la science. Mon prochain projet s’intéressera aux algues, à leur propriété gélifiante, je pense. Le Grand Prix d’Hyères me permet de participer à des résidences, notamment dans des ateliers de verre et de céramique. J’exposerai le résultat là-bas l’année prochaine.»
Carolien Niebling, The Sausage of the Future, Ed. Lars Müller Publishers, 158 p.