Avoir 20 ans en 2020: la rupture totale avec le monde d'avant
Générations
Nés avec internet, les vingtenaires n’écoutent que leurs pairs, convaincus que les plus âgés ont précipité le monde dans la crise climatique et, aujourd’hui, sanitaire

Ils refusent le monde d’avant, tout en adorant leurs grands-parents. Ils se battent pour le climat, tout en achetant (smartphones et baskets) à tour de bras. Ils prônent une totale liberté – ou fluidité – en termes de genre et de sexualité, mais censurent violemment tout avis opposé. Dans Avoir 20 ans en 2020, Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen dressent le portrait d’une génération Z en quête d’un légitime changement, mais aussi freinée par ses contradictions et un certain flottement.
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Le trait dominant de cette recension fouillée d’études européennes sur le sujet? Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité émerge une génération «désenchaînée qui, née avec internet et vivant sur les réseaux sociaux, avance non pas contre celle de ses parents, mais hors d’elle». Ou, pour le dire autrement, les vingtenaires n’écoutent que leurs pairs, indifférents aux politiques et aux savoirs qui les ont précédés, convaincus que ces derniers ont précipité «le monde dans une crise climatique doublée, aujourd’hui, d’une crise sanitaire».
La fin d’un système
«On sent la fin d’une période, on sent la fin de l’essor économique et les conséquences que cette fin a aujourd’hui», témoigne une étudiante en sciences sociales, à Paris. En plus des recherches scientifiques compilées, les deux auteures ont réalisé un sondage d’opinion dans plusieurs universités françaises. Tous les étudiants, sans exception, évoquent un moment de bascule. Certains voient dans cette rupture une opportunité de changement, la plupart des jeunes confessent leur insécurité face à ce bouleversement.
Bien sûr, nuancent les auteures, parler d’une jeunesse homogène est abusif, d’autant que, même si l’accès à l’université est toujours plus important, cette génération reste «traversée de profondes inégalités sociales et économiques». Mais «c’est dans leurs divergences, unis par le pessimisme, que tous et toutes devront affronter en commun une situation sociale, économique, culturelle et environnementale très anxiogène et inédite dans l’histoire de l’humanité».
Justement, à la question des marqueurs sociaux caractérisant leur génération, les sondés citent massivement les nouvelles technologies et la montée d’internet. Viennent ensuite, très vite, le dérèglement climatique et les nouvelles identités sexuelles. Puis, «les mouvements féministes et l’égalité homme/femme». Certains sont très critiques à l’égard du tsunami numérique, comme cette étudiante de 19 ans listant les «fléaux des téléphones mobiles»: «La dépendance et la seconde vie virtuelle sur les réseaux sociaux, le narcissisme des gens pour les photos et les vidéos, les influenceurs impactant nos attitudes, notre style d’habillement et notre mode de vie. C’est la génération de l’apparence à proprement parler et de la vie imaginaire.»
Le «présentisme»
Au rang des défis que se fixent ces vingtenaires, le «sauvetage de la planète» précède le chômage. Ces jeunes adultes estiment aussi devoir lutter contre «l’émiettement de la société» en renforçant «la solidarité». Beaucoup d’entre eux sont prêts à privilégier «le troc et la récupération» sur la consommation. Leur principale crainte sur le plan international? «La montée des extrêmes, le terrorisme et la perte des valeurs démocratiques.»
Ce qui est intéressant, relèvent Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen, c’est que, malgré ces réponses relativement sombres, ces étudiants se considèrent comme plutôt «optimistes». Sans doute parce que, dans ce vivier universitaire, la plupart des jeunes se sentent soutenus par leur famille, à laquelle ils restent très attachés. Surtout, cette génération, qui refuse le passé et ne voit pas l’avenir, pratique une forme de «présentisme». Un «sacre du présent» entretenu par l’horizontalité des échanges numériques. Peu importe demain, le principal est de vibrer maintenant, parmi les siens.
La musique, plus que le cinéma
Un fonctionnement qui, évidemment, dessert les éducateurs et les enseignants. Pourquoi apprendre si le monde enseigné est dépassé? Il y a, chez cette génération Z pourtant toujours plus diplômée, un «rapport éphémère au savoir». Cela d’autant que, observent les spécialistes, les neurones agités par les écrans ne sont pas les mêmes que ceux excités par le livre, l’ardoise ou le cahier. Jean-Luc Velay, chercheur en neurosciences, explique «qu’en traçant une lettre à la main se crée une mémoire motrice qui permet ensuite d’identifier la lettre». En abandonnant l’écriture manuscrite au profit des claviers, voire de la dictée orale d’un SMS, «une grave perte cognitive» s’est déjà opérée.
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Un autre marqueur intéressant de cette génération? «Le net primat de la musique sur le cinéma.» Alors que les millennials, ou génération Y (1988-2000), avaient encore un gros faible pour le 7e art et les séries, la génération suivante se fédère essentiellement autour de la musique, partagée à plus de 76% sur le web, note une étude réalisée par l’institut Opinion Way. Les plateformes de visionnage vidéo sont à 90% les sites privilégiés pour «écouter/voir» de la musique et si chacun tient à constituer sa playlist personnelle, le hip-hop est le vainqueur incontesté des styles plébiscités – c’est que le rap a déjà 30 ans…
Oui à la décroissance
On l’a dit, la grande affaire de cette génération est l’écologie. Sur les pas de Greta Thunberg, le vingtenaire type refuse la voiture, la vaisselle en plastique, les voyages en avion et l’appartement privé, car il se voit, plus que jamais, «citoyen d’un monde globalisé et pollué qu’il faut sauver». Pour cela, il rejette aussi la viande qui «a permis aux générations précédentes de prendre un centimètre par décennie depuis 1981», notent les auteures. Qui assimilent cet engagement très vif à «une posture morale comportant un élément de transcendance, habité par une croyance eschatologique». Et ce ne sont pas les parents qui doucheront cette ferveur quasi religieuse, eux qui «se sentent coupables d’être en partie responsables du désastre climatique».
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Tant pis, continuent les spécialistes, si les smartphones, jeans et baskets que cette jeunesse s’achète en masse sont fabriqués au moyen de procédés très toxiques pour l’environnement et souvent peu éthiques. Le principal ne réside pas dans la cohérence immédiate, mais dans «la perspective d’un nouveau modèle de société».
Cela dit, beaucoup de vingtenaires parient sur la décroissance et sont prêts aux sacrifices matériels y relatifs. Beaucoup sont également prêts à troquer une carrière professionnelle de toute façon non garantie contre une logique de slashing, c’est-à-dire une variété de boulots guidés par l’intérêt collectif plutôt que par le profit – alors que les aînés bénéficient de retraites dorées. Enfin, beaucoup de ces jeunes préfèrent l’amour à la guerre, la notion de défense nationale étant totalement absente des sondages, même lorsqu’il s’agit de lutter contre le terrorisme…
Fluidité de genres…
Justement, parlons d’amour. Ou plutôt de sexualités et de la question du genre, marqueurs également très forts dans cette génération Z. «L’homosexualité fait partie de la norme et n’est plus un sujet», notent les auteures, ainsi que «le désir des homosexuels d’être parents». La nouvelle revendication réside dans la fluidité de genre, soit le refus d’être assigné à un sexe, ce dont témoignent nombre de «séries, web-documentaires et icônes musicales». Sur le modèle de la génération qui précède – les vingtenaires ne peuvent pas tout réinventer non plus! –, la génération Z préfère les «coups d’un soir» fournis par des applis de rencontre à des relations de longue durée. Elle pense mobilité, curiosité, expériences diverses plutôt que vie rangée. Une attitude qui a pour conséquence malheureuse la recrudescence de cas de sida, s’attristent les sociologues. «Les jeunes considèrent le sida comme une «maladie de vieux». Or, une récente enquête montre que le nombre de nouvelles infections au VIH chez les 15-24 ans a bondi de 24% depuis 2007.»
…mais pas de discours
Là où la pensée se fige et le discours se radicalise, déplorent les auteures, aujourd’hui retraitées et grands-mères de vingtenaires, c’est sur la question «des violences faites aux femmes». «La confiscation de la parole de ceux et celles qui sont porteurs d’autres visions des relations entre les sexes que le mouvement #MeToo est désormais chose courante.» Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen en veulent pour preuve l’affaire Polanski. «Dans ce cas critique, on a bien vu la fracture des générations. Les plus âgés séparent l’œuvre de l’homme, tandis que les plus jeunes ne voient dans le cinéaste qu’un violeur. Ce tribunal public ne donne aucune chance aux arguments des avocats de Polanski qui tentent de dénoncer de fausses accusations», s’étonnent les sociologues qui ont grandi «avec les valeurs républicaines et l’héritage des Lumières» dans lesquels «toute opinion était digne d’attention».
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L’historien Jacques Le Goff a donc raison lorsqu’il écrit que «le fil des générations est rompu». Les jeunes aiment leurs parents et leurs grands-parents – «les relations interpersonnelles au sein de la famille proche n’ont jamais été aussi bonnes qu’en 2020» – mais ils ne les écoutent plus. Les plus âgés ne sont plus des référents, mais de «gentilles personnes complètement dépassées» que la génération Z traite avec un mélange d’affection et de mépris. Pas simple pour les aînés, gentiment mis sur la touche. Mais encore moins simple pour ces jeunes qui, tels des pionniers d’un monde à inventer, se retrouvent face à bien plus de questions que de réponses.