Situé dans la région du Grand-Saint-Bernard, l’endroit est tenu secret. Il ne faudrait pas que des amateurs trop curieux pillent le site. Archéologues, géographes, techniciens de fouille et étudiants, une petite expédition de sept hommes s’étire le long du pierrier escarpé qui mène au col oublié. Le site est difficile d’accès. Il faudra presque quatre heures de marche pour traîner le matériel de recherche jusqu’au glacier. La prospection de surface n’y est possible que durant quelques semaines par année. L’effort est indispensable: la glace conserve pendant des millénaires des matières organiques pourtant très fragiles.

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Souvent, les randonneurs devancent les archéologues. Dans la région de Zermatt, un employé des remontées mécaniques a trouvé un manche de faucille «comme neuf», qui pourrait dater de 400 avant Jésus-Christ. Entre 1984 et 1990, c’est un géologue qui a progressivement découvert les restes du «mercenaire», un voyageur aisé de 1600, dont les ossements et les effets personnels avaient été dispersés par le glacier. Il ne savait pas que ses trouvailles étaient la propriété du canton, et qu’il risquait des poursuites pénales en prélevant ces documents très fragiles sans en avertir l’archéologue cantonale. Les prospections sont soumises à une autorisation de l’État.

L’archéologie glaciaire, conséquence du réchauffement climatique

Depuis un quart de siècle, le réchauffement climatique libère des cols longtemps fréquentés, que les glaces ont progressivement obstrués puis recouvert à partir du XIVe siècle. L’archéologie glaciaire est née en 1991, lorsque les vents chauds qui faisaient fondre le glacier de Hauslabjoch ont dégagé «Ötzi», un homme vieux de plus de 5000 ans. Le corps a été découvert à plus de 3200 mètres d’altitude, à la frontière entre l’Autriche et l’Italie. L’homme a vraisemblablement été abattu d’une flèche dans le dos, puis momifié par les glaces. L’archéologue Philippe Curdy et le géographe Ralph Lugon conviennent que dans les Alpes suisses, personne n’a vraiment réagi: «Tous étaient comme hypnotisés par cette momie venue du Néolithique.»

Le seul trésor que je recherche, c’est la connaissance du passé

Philippe Curdy refuse d’être décrit comme un chasseur de trésor, parce qu’il ne veut pas s’enrichir: «Le seul trésor que je recherche, c’est la connaissance du passé». Conservateur du Musée d’histoire de Sion et archéologue indépendant, ce spécialiste de la préhistoire parcourt les Alpes depuis une trentaine d’années. Il était présent quand «le Valais a subitement vieilli de 30 000 ans», un jour de 1987. Un de ses collègues avait découvert le premier outil valaisan du paléolithique dans une grotte du Chablais.

On rêve tous de trouver une momie

Géographe collaborateur à la Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale, «curieux», Ralph Lugon touche un peu à tout, et surtout aux changements climatiques. Selon ses modélisations, «plus réalistes que pessimistes», les glaciers qui séparent le Valais de l’Italie auront perdu 30% de leur surface dans 20 ans. Pour lui, «ça se passe maintenant», et sur certains cols, «il est déjà trop tard». Une fois libérés de leur gangue gelée, les objets se détériorent rapidement: «C’est du patrimoine qui se perd.» Le géographe avoue volontiers ses ambitions: «On rêve tous de trouver une momie.» Philippe Curdy proteste: «Une dépouille glaciaire, ça plaît aux médias, mais ça ne raconte qu’un événement particulier, pas l’histoire des sociétés disparues.»

L’archéologie numérique a identifié 15 cols oubliés

Les deux scientifiques se sont rencontrés il y a une dizaine d’années, dans les mois qui ont suivi les découvertes du col du Schnidejoch, entre Berne et le Valais. La canicule de 2003 y a fait fondre un champ de glace, dégageant un arc et des flèches datés de presque 5000 ans. Par la suite, ce sont des centaines d’objets qui ont été exhumés sur le site. Mais les archéologues bernois n’ont jamais trouvé la momie qu’ils espéraient dénicher. Les deux hommes s’en amusent: «Elle se situe sans doute sur le versant valaisan.» Membres d’un groupe de travail pluridisciplinaire constitué par l’archéologie cantonale du Valais et l’université de Fribourg, ils ont quadrillé les Alpes durant quatre ans, entre 2011 et 2014.

Grâce à un financement du Fonds National Suisse, ils ont exploré systématiquement 15 sites, tous situés entre 3000 et 3500 mètres d’altitude. Ce projet a permis aux géographes d’identifier les trajectoires historiques les plus probables, et aux historiens de vérifier leur vraisemblance sur la base des archives disponibles. Désormais, les archéologues prospectent régulièrement ces sites à la fonte des neiges. Dans le val de Bagnes, ils ont trouvé la lame d’un outil du Bas Moyen Age. Son état de conservation «exceptionnel» a fourni des précisions inédites sur ceux qui fréquentaient les montagnes entre le XIe et le XIIIe siècle.

Places fortifiées

Sur une petite crête battue par les vents, les archéologues de l’association Ramha, spécialistes des fortifications antiques, cartographient le terrain à l’aide d’un système GPS et d’un théodolite. Dans la région du Grand-Saint-Bernard, les scientifiques ont identifié six cols qui servaient vraisemblablement de lieux de passage, dont trois sont fortifiés, et un seul englacé. Dans un paysage lunaire, sur ce glacier «noir», dont les restes sont recouverts de rochers, ils trouvent surtout des bois travaillés à la hache. Ils seront bientôt datés au carbone 14. Tout indique qu’ils datent de l’époque romaine, et qu’ils balisaient le chemin du col.


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