Le baiser, son histoire, son pouvoir
Intimité
Mis à mal par la pandémie, le baiser, goulu ou sage, est un «élément de résistance contre la société de marché», assure Jean-Claude Kaufmann. Dans un essai passionnant, le sociologue explique comment le baiser a d’abord été social et politique

Il y a le baiser de Judas, celui qui, en 33, a condamné le Christ à la croix. Le baiser hollywoodien, passionné et emporté par le vent. Ou encore le baiser au prélat, symbole de soumission et de protection. Des baisers, pour toi, pour moi, il y en a autant qu’il y a d’émois… Mais avant de devenir, à la moitié du XXe siècle, un prélude aux jeux amoureux, le baiser a longtemps été politique et social, scellant des accords, bâtissant des empires.
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C’est qu’on donne beaucoup de soi quand on donne un baiser. A commencer par 80 millions de bactéries, ont établi des chercheurs néerlandais! Raison pour laquelle ce «lèchement de flamme», comme l’a baptisé Victor Hugo, est proscrit depuis une certaine pandémie… Du baiser institutionnel au baiser rebelle – on accusait bien évidemment les sorcières d’embrasser le cul du diable! –, du baiser volé au baiser consenti, le sociologue Jean-Claude Kaufmann dresse le riche inventaire de cet embrasement. Ce qu’embrasser veut dire, qui vient de sortir aux Editions Payot, est passionnant.
Quand sévissaient tapes et bourrades
L’éternel dilemme du baiser? Une tension entre nature et culture. D’un côté, la part animale qui rêve d’avaler sa proie. De l’autre, une élévation cosmique qui, d’un souffle partagé – Platon parle de fusion, rassemble deux âmes aux abois. Le corps versus l’esprit. Et, au milieu, ce moment suspendu, marqué par le sceau de l’infini.
Mais le baiser intime a mis du temps à s’imposer, informe le sociologue. L’avènement date de la seconde moitié du XXe siècle, essentiellement grâce au cinéma. «Avant, au début du XXe siècle, pour entrer dans la danse amoureuse, les tapes, bourrades, bousculades ou pincements étaient la règle entre les jeunes gens. En Lorraine, on écrasait les doigts; dans le Var, on lançait à celle qu’on choisissait de petites pierres, voire des tisons enflammés dans le pays gascon!»
Baiser de paix
Et encore avant, dans l’Antiquité et au Moyen Age, la douceur du baiser était réservée à d’autres fonctions. Montrer son allégeance, lorsqu’on était sujet et qu’on cherchait protection auprès d’un puissant, ou fonder une communauté, comme l’ont fait les chrétiens avec le fameux baiser de paix qui se donnait encore récemment dans le rituel catholique – les réformés l’ont banni, le trouvant suspect.
Le baiser social et politique pouvait être vertical, quand il validait une hiérarchie, ou horizontal quand il associait des égaux. Comme les chevaliers médiévaux. Autour de valeurs telles que l’honneur et la fidélité, «les chevaliers s’embrassaient sur la bouche sans aucune retenue protocolaire, mais au contraire avec une fougue démonstrative», s’amuse Jean-Claude Kaufmann, qui ajoute que le lien unissant ces guerriers était «plus de l’amour viril que de l’amitié».
Embrassade devant témoins
Le Moyen Age pratiquait aussi le baiser horizontal et toujours sur la bouche pour régler les conflits entre civils ou les prévenir. «La cérémonie, solennelle, se déroule devant témoins, dans les grandes salles de château ou sur des places publiques, et, après la présentation des arguments des deux parties et les modalités d’un accord, le baiser est le temps fort qui scelle et ratifie les paroles échangées.»
Le plus souvent, dans la société féodale, le baiser est vertical. Le vassal s’agenouille devant son seigneur, lui jure fidélité, puis se redresse pour l’embrasser sur la bouche. Un geste fort qui contraint aussi le destinataire, observe le sociologue. «Don de sa personne pour le vassal, remise du fief pour le seigneur: les deux protagonistes deviennent, durant cet échange, des égaux autour des termes d’un contrat.» L’éminent historien Jacques Le Goff parle même «d’un couple hiérarchisé par l’hommage». Comme quoi, même s’il est hiérarchisé, le baiser bouche à bouche crée des liens…
Le cul du diable
C’est si vrai, d’ailleurs, qu’un simple roturier «s’agenouille devant le seigneur, lui jure fidélité, mais l’embrasse sur l’anneau ou sur le pouce et non sur la bouche». Parfois même, c’est le sol foulé par le seigneur qui est embrassé pour marquer l’indignité du vassal…
Mais il y a pire encore. «Le baiser du podex, le cul en latin, fut le lot des ennemis vaincus sur le champ de bataille ou, plus simplement, des pauvres bougres dans les chamailleries plus ordinaires», relève l’auteur. On alla même jusqu’à imaginer «un baiser au cul du diable», sommet de honte pour les plus infortunés. Une réputation qui, bien sûr, a été le lot des «sorcières», femmes souvent instruites et éveillées qui représentaient un danger pour l’ordre patriarcal et féodal.
Effet de balancier
Ces baisers de soumission ou d’association ont disparu au cours du XIVe siècle avec l’apparition des contrats écrits, mais l’ambiguïté de ce contact a marqué les esprits poétiques. De l’amour courtois où le baiser à la dame était un horizon quasi impossible à atteindre au baiser romantique qui avait un caractère définitif et sacré, les courants littéraires ont conservé l’idée qu’il y a un avant et un après ce geste chargé.
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Jean-Claude Kaufmann note d’ailleurs l’effet de balancier qui préside à la popularité du baiser. «Les baisers sont généreux au XVIe siècle, y compris sur la bouche pour simplement se saluer. Le XVIIe siècle est marqué par les ligues de vertu et le rigorisme spirituel. Le XVIIIe siècle libertin retrouve le chemin des bouches, quand le XIXe siècle revient à la réserve, excepté les baisers fiévreux du romantisme. Enfin, le XXe siècle, dès sa seconde moitié, connaît une explosion des baisers… Il faut donc espérer que le XXIe siècle ne poursuive pas le mouvement de balancier et que la pandémie qu’on endure aujourd’hui n’entraîne pas une nouvelle raréfaction du baiser», s’inquiète le spécialiste.
Les Chinois le trouvent dégoûtant
Pourquoi, au fond, le baiser est-il si important? Dans son ouvrage, le sociologue relève que beaucoup de pays et de régions du monde l’évitent ou le condamnent. Il est considéré comme répugnant en Chine et au Japon, tandis que les amants de plusieurs pays d’Afrique n’en font pas une priorité. De plus, le baiser ou la bise sont compliqués à pratiquer, avec leurs particularismes régionaux. Si, chez nous, on se colle, ou on se collait avant la pandémie, trois bises, les Parisiens en échangent quatre, les habitants du sud de la France deux, et une seule, claquante, sévit en Belgique. Et tout ça ne vaut pas le Québec, où, en famille et entre amis, on s’embrassait sur la bouche pour se saluer, jusque dans les années 1960. «S’embrasser sur la joue en famille, c’était comme une insulte», se souvient une Québécoise interrogée dans une enquête, en 2017. «Si je l’avais embrassé sur la joue, mon père m’aurait dit: J’ai-tu mauvaise haleine?»
De l’importance du baiser
Dès lors, compte tenu de ces différences d’usages et de perceptions, pourquoi s’accrocher à ce rituel qui est de plus en plus vécu comme envahissant, sinon intrusif? Parce que le baiser est un instrument de paix, répond le sociologue. On frappe moins facilement une joue qu’on a baisée. C’est aussi un instrument de socialisation, «la bise aux amis rompt la carapace et nous projette hors de nous-mêmes, dans le groupe». C’est encore un héritage sacré. Dans l’Antiquité, on baisait les statues, puis, les chrétiens se sont embrassés pour fonder leur communauté, et, enfin, ils ont baisé les reliques pour célébrer leur pratique. Ainsi, même s’il est profane, le baiser contient en lui une dimension de dépassement et d’adoration qui nous grandit, assure l’auteur.
Et puis, dans le couple, le baiser fonctionne comme «rituel de renforcement et de confirmation de l’élan initial». Souvent comparé au sucre et au miel, seul capable d’enivrer la bouche d’un succulent nectar, il est élevé au rang de gourmandise. Or, qui voudrait se priver d’une gourmandise qui ne fait pas grossir?
Intense outil de résistance
Surtout, surtout, insiste plus sérieusement le sociologue, le baiser est un élément de résistance contre la froideur de la société de marché. «Le baiser, en ce sens anti-moderne, est et restera le contre-chant, la mélodie merveilleuse et douce qui aide à mieux vivre dans un univers égoïste et calculateur», s’enflamme Jean-Claude Kaufmann. Reste qu’il faut calmer son élan. Plus question de voler un baiser. Aujourd’hui, il se décide à deux, ce qui ne l’empêche pas d’exister intensément.