Canicule et éco-anxiété: comment (tenter d’) apaiser ses angoisses?
Planète
Si les pics de chaleur à répétition attisent vos craintes quant au futur et à l’état de notre planète, vous n’êtes pas les seuls. Le psychiatre Antoine Pelissolo, coauteur de l’ouvrage «Les Emotions du dérèglement climatique», nous livre son analyse et ses solutions

Les jours se succèdent et se ressemblent depuis des semaines. Le soleil est brûlant, l’air étouffant et les gouttes de pluie (quasiment) absentes. Pendant que les épisodes de canicule s’enchaînent et que la sécheresse assoiffe les sols et les lacs, certains d’entre nous sont gagnés par l’éco-anxiété. D’une forme d’inquiétude à une angoisse immobilisante, cette souffrance se focalise sur l’état de la planète. Antoine Pelissolo l’a analysée, entre autres objets, dans le livre Les Emotions du dérèglement climatique (Flammarion, 2021), dans lequel il livre aussi des solutions. Le professeur français, chef de service de psychiatrie du CHU Henri Mondor à Créteil (Ile-de-France, France), répond à nos questions.
Le Temps: La Suisse a connu une troisième vague de chaleur cette semaine. Quels sont les effets de la canicule sur notre cerveau, du point de vue physiologique?
Antoine Pelissolo: Il y a des effets directs de la hausse de la température sur notre système nerveux. Par exemple, il est observé chez certains des troubles cognitifs liés aux fortes températures, comme des confusions mentales et la décompensation de troubles psychiatriques (schizophrénie, tentatives de suicide, etc.). Des données montrent une aggravation des troubles des conduites, des passages à l’acte (violence, agressions). Les plus fragiles ou les personnes sous traitement sont les plus à risque d’être victimes de ces problèmes liés à la chaleur elle-même.
Quels sont ses effets sur notre santé mentale d’autre part, du point de vue psychique?
Les épisodes climatiques extrêmes ont en effet un impact sur nos émotions, sur le plan psychique. Le premier choc est dû à la confrontation directe avec les événements dramatiques: la forte chaleur dans ce qu’elle représente pour des humains. Puis le deuxième temps arrive dans une anticipation du «trauma». Tout se mélange: on a peur que l’événement se répète, il y a la colère, voire une forme de désespoir, la culpabilité de ne pas faire assez pour faire évoluer les choses. L’éco-anxiété peut aller d’une «simple» inquiétude à un état paralysant pour la personne.
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L’été 2022 représente-t-il selon vous un point de bascule en matière d’éco-anxiété?
Au cours des dernières années, nous avons vu que tous les ans, après l’été, des personnes ont une prise de conscience liée au dérèglement climatique qu’ils n’avaient pas eue auparavant. Il s’agit en majorité de jeunes, car ils se sentent eux-mêmes impliqués. Les générations plus anciennes sont plus touchées aujourd’hui, puisque les événements climatiques extrêmes augmentent en fréquence et se rapprochent géographiquement de nous. Probablement que cette prise de conscience va continuer à s’étendre et à un moment donné toucher tout le monde. Celles et ceux qui étaient encore dans l’indifférence ou le déni peuvent difficilement le rester aujourd’hui. C’est dans la nature humaine de se sentir concerné quand on voit que des choses peuvent réellement nous toucher et nous mettre en danger. Les choses lointaines sont mises à distance.
La médiatisation pèse-t-elle dans la formation d’émotions négatives liées au climat?
Les médias marchent toujours sur un fil étroit. Il faut à tout prix être transparent sur la réalité, même si le discours peut sembler répétitif. Dans l’idéal, il faudrait que les médias accompagnent l’exposition des faits d’une analyse et se rapprochent des solutions ou des démarches de changement. Cela évitera une forme de lassitude. Il reste néanmoins important d’informer, quitte à ce que cela angoisse les gens. On ne peut pas cacher des choses pour protéger chacun. On peut en revanche les accompagner d’un discours positif. Et le corps médical est présent pour offrir un accompagnement psychologique.
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45% des jeunes disent que l’éco-anxiété affecte leur vie quotidienne, 75% jugent le futur «effrayant» et 56% que «l’humanité est condamnée», selon une étude parue dans The Lancet Planetary Health en décembre 2021. Comment les émotions du dérèglement climatique pèsent ou pèseront, selon vous, sur les formations ou le futur professionnel de ces jeunes?
Il est difficile de le dire dans une dimension macro, mais nous entendons dans les discours de beaucoup de jeunes une remise en cause de certaines perspectives professionnelles. Ils souhaitent accorder leurs choix de vie aux impératifs liés au climat. Ce n’est pas une généralité, mais nombre de jeunes que nous voyons en consultation font tout pour choisir un métier qui soit le moins impactant possible, voire protecteur, pour la planète. Ils veulent agir eux-mêmes, être moins passifs ou moins coupables, chacun à sa mesure. Il est vital pour certains de se dire qu’en se levant le matin, ils vont contribuer à faire tourner les choses dans le bon sens plutôt que dans le mauvais.
Votre livre présente des solutions. Lesquelles?
Sur le plan individuel, elles rejoignent les techniques de gestion du stress: la relaxation, la méditation, des outils qui permettent de se déconnecter de la pression extérieure non pour être dans le déni, mais pour prendre soin de soi. On y associe les activités physiques. Pour les angoisses spécifiquement liées au dérèglement climatique, il est bon de privilégier ce que l’on peut faire au contact de la nature ou proche d’elle. Enfin, il ne faut pas hésiter à consulter s’il y a un besoin supplémentaire.
Sur le plan collectif, il est bon de s’engager à son niveau, sans pression démesurée, dans une association ou dans toute autre direction qui convient. Cela permet de se sentir utile, de sortir de la passivité et de la culpabilité, voire d’aller jusqu’à la réflexion sur comment adapter son mode de vie à ses préoccupations. Sinon il y a un risque de dissonance cognitive.
L’action fait partie des conseils pour sortir de la rumination. Mais la fatigue voire l’épuisement militant peut aussi guetter celles et ceux qui s’engagent de longue date. Quels en sont les symptômes?
Il s’agit souvent d’un mélange d’épuisement et de découragement au sens de la perte d’espoir, qui peuvent être suivis d’une dépression, d’un dérèglement psychologique large. Soit ces personnes sont envahies en permanence et n’ont plus de soupapes pour faire baisser la pression, ce qui est un processus sans fin car ils n’auront jamais le résultat attendu de manière exhaustive en matière de climat. Soit ils se découragent car ils se disent qu’ils n’y arriveront jamais.
Comment sortir de ces deux boucles?
Il faut qu’ils s’accordent des sas de décompression, de déconnexion. Le partage de la parole, des préoccupations et de l’action avec d’autres personnes peut être très utile, à moins que tout le monde soit dans les mêmes ruminations. Il faut être attentif à ne pas s’entraîner dans une spirale négative.
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Vous avez coécrit l’ouvrage avec Célie Massini, une jeune interne en psychiatrie. Comment dépasser, entre les générations, l’incompréhension mutuelle qui peut émerger autour de la question du climat?
Il faut rappeler qu’au départ, les personnes les plus écologistes que l’on a connues sont aujourd’hui âgées. Il y en a dans toutes les générations. L’évolution vient des échanges. Il ne faut pas qu’ils soient unidirectionnels, ni le lieu d’un combat de dogmes ou d’un rapport de force. Partir de l’échelle humaine peut être bénéfique, pour au final montrer que l’on est tous concernés: dire ce que l’on vit et ressent et écouter ce que l’autre vit et ressent.
Dans un regard global qui dépasse l’unique question climatique, certains historiens se font actuellement entendre pour rappeler que l’humanité n’a jamais été aussi prospère. Pourquoi, selon vous, est-on «câblés» pour ne pas prendre en compte cet état de fait?
Cela est compréhensible par le fait que chacun, à sa mesure, n’a pas, ou moins qu’avant, de moyen de comparaison avec le passé. En cause: nous avons probablement perdu la culture historique. Le mauvais côté de cela est que l’on risque de tout perdre parce qu’on ne fait pas ce qu’il faut pour préserver ce que l’on a obtenu. Or, cette réflexion a plusieurs étages et demande du recul que nous avons peut-être moins aujourd’hui, à l’ère de l’immédiateté. Nous avons moins accès à la mémoire des plus anciens et moins de liens avec eux, aussi.
Antoine Pelissolo et Célie Massini, Les émotions du dérèglement climatique, Flammarion, 2021.
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