Christian Lecomte, l’enchanteur du quotidien
Portrait
Le collaborateur régulier du «Temps» a obtenu le Prix Roman des Romands pour «Cellule dormante». Paroles d’un baroudeur obstiné et discret

Un tour en mobylette avec Christian Lecomte. On en rêve un instant, histoire de sentir cette campagne genevoise qui est son royaume. Dans la maison où il vit avec son épouse, leurs deux filles, leurs poules, leurs chevaux, leurs chèvres, il déroule la pelote d’une vie. Si on le confesse ainsi, c’est que ce discret toujours aux aguets décrochait en février le Prix du Roman des Romands pour Cellule dormante (Ed. Favre).
Lire aussi: «Dans la tête d’un terroriste», la critique de «Cellule dormante»
Consécration? Immense fierté, il ne le cache pas. Le jury a ceci d’unique qu’il est celui de la jeunesse. Quelque 500 élèves, ados de toute la Suisse romande, ont voté parmi six ouvrages – eux-mêmes sélectionnés sur 80 titres par un comité de lecture. Cellule dormante a été épluché, débattu, critiqué dans les classes. Et il l’a emporté.
Ce récit a du nerf et des envolées. Un héros aussi qui marque son lecteur. Titi algérien, Nissam tue d’un coup de boule à la Zidane un paltoquet qui a manqué de respect à sa sœur. Il fuit sa banlieue parisienne pour retrouver une Algérie qui bout de colère. Bientôt, il prendra les armes pour Allah, puis il les rendra au nom de la fraternité humaine.
Ce que j'ai de commun avec Nissam, mon héros? Comme lui, je m'attache à des visages pour croire encore en ce monde
La prose du bitume
Ce qui frappe, c’est la langue, prose du bitume et du bled, du coq-à-l’âne humoristique et de la tendresse. Les mots que l’auteur met dans la bouche de son héros sont juteux et justes. Il faut dire qu’il connaît sa matière. N’écrit-il pas sur les braises de ses souvenirs en Algérie où il a vécu entre 2000 et 2005, correspondant alors pour Le Temps et la RTS? «Mes fictions sont toujours liées à l’actualité, aux rencontres que je fais. Le plaisir absolu de l’écriture, c’est quand les personnages t’emmènent là où tu ne pensais pas aller.»
Sens de l’histoire bien troussée, sans flonflon ni clignotant. Le lecteur de cette page sait que ce journaliste possède ce talent. Il aime portraiturer son prochain, c’est-à-dire tirer les fils d’un destin à partir d’une poignée d’indices. Il aime aussi que l’épique balaie l’ordinaire des jours. Enfant, à Alençon, il avait déjà cette tendance-là: rêver d’autres vies que la sienne.
Chaque 31 décembre, au moment des serpentins et des embrassades, il se réfugiait dans sa chambre et prononçait en catimini le nom complet de son héros, Pelé: «Edson Arantes do Nascimento». C’était son rituel. Une forme de pensée magique. De ce patronyme glorieux surgissaient un maillot or, puis une chevauchée fantastique, celle d’un gamin des bidonvilles devenu le paladin de la planète.
Mais voici que Paline, un barbet noir irrésistible, déboule. Notre hôte fait les présentations. C’est une chienne thérapeute, souligne-t-il. Son épouse Karinne, qui est psychologue pour les enfants, la sollicite dans son travail. Ce couple-là est soudé par une même attention à nos fragilités. Une dissidence douce qui vient de loin.
A la sortie de l’adolescence, Christian Lecomte tourne le dos aux théâtres de l’enfance, les terrains de foot où cet ailier dribblait des défenseurs malabars, les tables de tennis de table où il était souvent imbattable. Il étudie l’économie, il se forme surtout au métier d’infirmier. A Paris, il fait des gardes dans un service de réanimation cardiaque. Mais il voudrait d’autres étendues, d’autres ramdams.
Alors, à la première occasion, il file au Cambodge, au service d’une organisation humanitaire. Il écrit des premiers articles pour une revue médicale, avant de travailler pour Ouest France, le grand quotidien de sa région. De retour dans l’Hexagone, il est sidéré par l’explosion de la Yougoslavie de Tito, par la fureur des milices serbes, la panique des populations. Ce monde en lambeaux qu’il découvre grâce à une autre mission humanitaire, dans le sillage de Bernard-Henri Lévy et de Simone Veil, sera bientôt le sien.
Le reporter a 35 ans, il projette de passer quinze jours à Sarajevo, il va y rester six ans, comme correspondant du Monde. Sous sa plume, l’angoisse des désarmés, les manœuvres des belligérants, les déflagrations qui défigurent des existences. Chaque matin, il quitte son studio du haut de la ville, slalome d’un quartier à l’autre sur son petit vélo afin d’éviter les snipers, direction la radio-télévision de Sarajevo. C’est là qu’il dicte ses papiers. Un jour, une balle le fauche dans son élan. Blessé, il est rapatrié en France.
Un adieu à Sarajevo
Hésite-t-il alors à retourner en Bosnie? Non. L’ancien infirmier veut témoigner de la réparation d’un pays. Et puis il a rencontré Karinne, une humanitaire. Leurs noces sont lyriques et frappadingues comme dans les films d’Emir Kusturica. Ça trompette, ça hulule, c’est le tintamarre de la joie. Et un adieu aussi à Sarajevo. Karinne se voit proposer par Terre des hommes une mission en Algérie, son mari la suit.
«Ce que j’ai de commun avec Nissam, mon héros? Comme lui, je m’attache à des visages pour croire encore en ce monde.» Dans un moment, il vous fera caresser un chevreau au mohair blanc comme dans les contes – le béguin de toute la famille. Sur la terre grasse du pré, on s’imaginera fendre les campagnes en mobylette avec lui. On s’arrêterait au bord d’un étang, on saluerait l’insouciance d’un héron et il sortirait sa guitare.
Il chanterait Alain Souchon, un de ses artistes préférés. Au hasard, on lui demanderait La Ballade de Jim. Il finirait par jouer C’est déjà ça et on fredonnerait «Rêver, c’est déjà ça.» Passeraient alors des ombres, et elles seraient fraternelles.
Profil
1957 Naissance dans la Sarthe.
1992 Correspondant à Sarajevo pour «Ouest France» et «Le Monde».
1994 Envoyé spécial au Rwanda.
1998 Mariage à Sarajevo, départ en Algérie pour «Le Temps» et la RTS.
2005 Expulsion d’Algérie, s’installe à Genève.
Retrouvez tous les portraits du «Temps».