Christophe André: «Remplaçons la quantité des choses à faire par la qualité de notre présence au monde»
Grande Interview
Grand vulgarisateur devant l’Eternel qu’un public fidèle plébiscite au fil de ses ouvrages, le psychiatre français Christophe André publie avec Matthieu Ricard et Alexandre Jollien leurs échanges sur la liberté intérieure. Avant son passage à Genève pour une conférence avec ses camarades (qui affiche complet), il s’est livré au «Temps»

S’il fallait un nom pour démentir l’adage selon lequel les cordonniers sont les plus mal chaussés, celui de Christophe André s’imposerait vite. Le psychiatre a eu à cœur de tester bien des remèdes (non médicamenteux) qu’il prescrivait à ses patients. Spécialiste de la prévention des troubles émotionnels, anxieux et dépressifs, il n’a jamais fait mystère de ses propres failles en la matière. Dès 2004, il a participé à l’essor de la méditation de pleine conscience en milieu hospitalier, en France, convaincu de ses bienfaits dans sa spécialité. Il a consacré à cette discipline millénaire, dont il est un pratiquant assidu, un livre au succès retentissant: Méditer, jour après jour s’est écoulé à 600 000 exemplaires. Depuis peu, les passagers d’Air France sur les vols long-courriers peuvent planer en suivant des exercices guidés par sa voix, apaisante à souhait.
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Christophe André a longtemps concilié sa pratique à l’Hôpital Sainte-Anne, à Paris, avec l’écriture de ses ouvrages grand public. Aujourd’hui jeune retraité, il signe avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard et le philosophe Alexandre Jollien A nous la liberté! (L’Iconoclaste et Allary Editions), une somme sur l’emprise du matérialisme triomphant et celle de nos démons intérieurs. Les auteurs avaient cartonné en 2016 avec Trois amis en quête de sagesse (L’Iconoclaste), vendu à 420 000 exemplaires.
Le blues de ceux qui n’ont pu décrocher une place pour la conférence du trio au Théâtre du Léman à Genève, le 3 février, est palpable. Puissent-ils trouver le réconfort en méditant cette sentence de Cioran (si, si) que le Dr André a faite sienne: «Nous sommes tous des farceurs, nous survivons à nos problèmes.»
Le Temps: Depuis vingt-quatre ans, vous publiez des livres destinés à doter vos contemporains d’outils pour soulager leurs souffrances et cultiver le bonheur. Des préoccupations que certains jugent encore égoïstes…
Christophe André: S’occuper de soi de manière nombriliste, sans égard pour autrui, c’est possible, mais absurde. Le respect de soi est utile pour prendre soin des autres, car si je suis sous l’emprise de mes angoisses, de la colère ou de la jalousie, non seulement je vais en souffrir mais je vais être pénible avec tout le monde. Et je ne serai pas disponible pour aimer et aider, que ce soit en tant que parent, conjoint ou soignant.
Espérer moins souffrir, c’est espérer changer. Et en la matière, il faut tordre le cou à deux idées reçues, dites-vous.
Oui, la première consiste à dire que le changement, dans le domaine psychologique, est illusoire. En gros: «Chassez le naturel, il revient au galop.» A l’opposé, il y a ceux qui surestiment le pouvoir de la volonté en professant: «Si on veut, on peut.» Le changement est bel et bien possible, mais à certaines conditions. Pour l’expliquer, je rappelle que l’esprit obéit en partie aux lois du corps. Je ne peux pas décider d’avoir plus de souffle ou de souplesse, par exemple, seul un entraînement m’aidera à atteindre ces objectifs. De même, si je désire cultiver des qualités psychologiques (comme l’équilibre émotionnel), mes bonnes intentions n’y suffiront pas. Là aussi, un entraînement s’imposera.
Vous n’avez jamais caché que cette aspiration au mieux-être était aussi la vôtre, car vous n’avez pas grandi dans une famille «douée pour le bonheur»…
Mes parents étaient hantés par le spectre de la pauvreté, qu’ils avaient connu plus jeunes. Tous leurs efforts visaient à s’en prémunir. La joie de vivre n’était pas au programme. Mon père et ma mère ont souffert de dépression. Mes tendances anxieuses prennent donc leur source dans ce terreau familial, et si j’ai choisi d’étudier la psychiatrie, c’était pour les comprendre mais aussi dans l’espoir de sauver ma peau.
Evoquer ses propres difficultés face à ses patients, ou dans ses livres, n’est pas arbitraire. En quoi cela peut-il aider ceux qui souffrent?
La psychiatrie a longtemps été dominée par la psychanalyse qui voulait que le thérapeute soit une sorte de page blanche pour son patient: ce dernier ne devait rien savoir sur lui. Puis on a commencé à comprendre l’intérêt que le thérapeute s’implique, en révélant comment il s’y prend pour faire face aux mêmes difficultés existentielles que traverse son patient. Mais il ne doit intervenir que quand ce dernier croit être le seul à affronter une épreuve et se décourage. Il s’agit d’une parenthèse, il n’est pas question que le thérapeute s’épanche. Cette révélation de soi, c’est comme une épice dans un plat, à petites doses seulement! Sa vertu est de remotiver le patient.
Pour rassurer le patient, la chaleur humaine constitue un autre ingrédient de choix. Mais qui n’allait pas de soi pour certains de vos étudiants…
C’est l’héritage de la «neutralité bienveillante», chère à la psychanalyse. En réalité, il y avait plus de neutralité que de bienveillance dans cette posture. Or pour un malade en détresse, la froideur est perçue comme de l’indifférence ou du rejet. J’encourageais donc mes étudiants stagiaires à accueillir les patients avec le sourire, en leur serrant la main et en leur adressant des mots gentils. Heureusement, le monde de la psychothérapie a progressé sur ce plan.
Les aspirants au mieux-être doivent d’autant plus s’armer de courage que le travail à mener est de longue haleine. Vous le rappelez dans «A nous la liberté!», coécrit avec vos amis Matthieu Ricard et Alexandre Jollien.
Dans la vie, il est rare d’atteindre des buts intéressants sans efforts. On oublie que ce qui nous paraît simple et léger est souvent le fruit d’apprentissages lents. Comme le fait de marcher. Si nous insistons sur les notions d’effort et d’entraînement, ce n’est pas pour délivrer un message doloriste, mais pour souligner que notre liberté est compromise par deux types d’influences occultes: à l’intérieur et à l’extérieur de nous-mêmes. D’un côté, nos automatismes de pensées, nos obsessions ou nos émotions douloureuses. De l’autre, les manipulations de nos sociétés matérialistes.
Votre réquisitoire contre la publicité est sans appel. En tant que consommateurs, n’avons-nous pas assez de discernement pour faire la part des choses?
On sous-estime beaucoup l’intelligence des stratégies marketing. Les publicitaires ont bien compris le fonctionnement de notre psychisme. Ce qu’ils nous vendent, ce ne sont pas des voitures ou des voyages, mais des promesses de bonheur. Et pour nous convaincre, ils ne reculent devant rien. Je suis stupéfait de voir la proximité physique entre des pubs vantant tel produit et des pubs pour contracter un crédit. Croire qu’on peut s’immuniser facilement contre ce matraquage est un leurre. J’ai vu les dégâts que ça cause, chez des patients notamment.
Vous allez jusqu’à préconiser des restrictions en la matière. Est-ce réaliste?
Pour encadrer les pubs contre le tabac et l’alcool, le combat a été long et très dur. Mais il y a eu des avancées. Alors pourquoi ne pas s’attaquer à d’autres incitations dangereuses comme le crédit à la consommation?
Vous prescrivez aussi comme «antidote» aux environnements urbains truffés de publicités des immersions régulières dans la nature.
Les bienfaits de ces échappées sur notre cerveau sont attestés scientifiquement. Cela fait partie de ce que nous avons appelé dans notre livre «l’écologie de la liberté».
Vous sonnez l’alerte contre les réseaux sociaux. En quoi menaceraient-ils notre liberté?
On sait aujourd’hui qu’ils augmentent le narcissisme, l’anxiété et la dépendance au regard social chez tous leurs usagers réguliers. Ce sont évidemment les plus vulnérables – comme les gamins de milieux défavorisés face à la junk-food – qui en pâtissent le plus. Mais ça ne veut pas dire que le reste de la population soit préservé!
C’est en réalité un usage immodéré de ces outils numériques, et des écrans en général, que vous dénoncez?
Oui. D’où l’importance de sanctuariser des lieux comme l’école. Les adultes ont aussi un devoir d’exemplarité, en famille ou lors des réunions de travail. Autrefois, dans les saloons au Far-West, on laissait bien son colt au vestiaire: faisons de même pour les écrans!
Nous ne voudrions pour rien au monde, avec Matthieu et Alexandre, être perçus comme des «sages de catégorie supérieure». D’ailleurs, les philosophes considèrent que plus que la liberté – un idéal sans doute inatteignable – c’est le travail de libération qui est intéressant.
Se défaire de certains comportements ou tenter de dompter son esprit peut sembler hors de portée dès lors qu’on ne vit pas en ermite.
Le découragement ou les difficultés font bien sûr partie du chemin. D’où l’importance de modèles déjà engagés sur cette voie. Mais ces modèles doivent être accessibles! Nous ne voudrions pour rien au monde, avec Matthieu et Alexandre, être perçus comme «des sages de catégorie supérieure». D’ailleurs, les philosophes considèrent que, plus que la liberté – un idéal sans doute inatteignable –, c’est le travail de libération qui est intéressant. Et sur la durée, la vigilance et la persévérance portent toujours leurs fruits.
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Vous avez fait œuvre de pionnier en introduisant en France la méditation de pleine conscience dans l’arsenal de la psychothérapie. Vous avez aussi fait la promotion de la psychologie positive. Expliquez-nous comment ces deux approches contribuent à notre liberté intérieure.
Lorsqu’on va mal, on a tendance à se rétracter sur sa souffrance. La méditation consiste alors à élargir la focale. Si je suis en colère, par exemple, je me pose pour observer comment cette émotion impacte mon corps, quelles pensées elle fait naître, vers quoi ces pensées me poussent. Petit à petit, la colère décante et je ne vois plus que son cheminement, ce qui l’a déclenchée, les besoins qui n’ont pas été satisfaits… Seule une question subsiste: que faire? Car il n’est pas question de s’enfermer dans une bulle protectrice: après ce détour intérieur, on peut choisir. On passe de la simple réaction – souvent inadaptée – à une réponse informée.
La psychologie positive vise aussi à élargir et enrichir notre regard. Pour contrebalancer nos tendances à ressasser le négatif (sur nous-même ou les autres), il s’agit ici de «ruminer le positif»: on porte délibérément, et régulièrement, son attention sur ce qui va bien, en nous et autour de nous, sur toutes ces ressources – réelles et non pas imaginaires – qu’on occulte quand on se sent mal.
Ce qui fait écho aux mots de Christian Bobin, un auteur que vous chérissez et que vous citez: «C’est par distraction que nous n’entrons pas au paradis de notre vivant, uniquement par distraction.»
Oui, il est selon moi l’un des plus grands poètes vivants. Mais aussi un sage qui nous ouvre les yeux: prêtons attention à ce monde, et nous y vivrons plus souvent au paradis.
Nos sociétés de pléthore nous exposent à toutes sortes de richesses, de distractions, d’informations. Notre liberté s’exerce alors en renonçant, en faisant des choix.
Vous avez dévoré les livres dès votre plus jeune âge. Vous ne tarissez pas d’éloges sur cette autre source d’enrichissement du regard…
Ayant grandi dans une famille pauvre, les livres ont été pour moi une ouverture fabuleuse sur le monde. Ils nous donnent accès à une foule d’expériences que ni nos qualités ni nos disponibilités ne nous auraient permis de faire. Lire des romans, en particulier, est une activité vicariante: on s’immerge dans d’autres manières de vivre, de penser. C’est un partage d’humanité irremplaçable, concentré dans ce produit écologique et bon marché qu’est le livre. Dans le monde de dispersion auquel on est soumis aujourd’hui, la lecture est une alliée: elle favorise l’attention, la continuité et l’empathie. Les études abondent sur le sujet.
Ce que vous préconisez pour cultiver notre liberté et notre équilibre requiert du temps. Où le trouver?
Nos sociétés de pléthore nous exposent à toutes sortes de richesses, de distractions, d’informations. Notre liberté s’exerce alors en renonçant, en faisant des choix. Entre le réel et le virtuel, privilégions le plus possible le réel. Et remplaçons la quantité des choses à faire et à vivre par la qualité de notre présence au monde. Subir la dictature du matérialisme n’est pas la seule option.
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Mais la pression du temps qui s’exerce dans le monde du travail n’est pas une vue de l’esprit. Y compris dans le secteur de la santé. Vous en savez quelque chose…
Bien sûr. Le combat à mener ici dépasse l’individu. C’est un combat politique. En médecine, par exemple, on commence à se rendre compte que la seule logique comptable est inadaptée. Exiger qu’un médecin voie six patients à l’heure pour que l’hôpital soit rentable obéit à un calcul à court terme. Un malade qu’on n’a pas eu le temps d’écouter le jour peut faire une crise d’angoisse la nuit, ou une tentative de suicide, qui nécessitera une hospitalisation en urgence. Bref, des catastrophes en cascade qui coûteront bien plus cher qu’une consultation adéquate en amont.
Vous évoquez le combat politique, or les détracteurs de la quête du mieux-être reprochent précisément à ses promoteurs, comme vous, de se concentrer sur l’individu. En faisant peser sur lui seul la responsabilité de son épanouissement. On vivrait ainsi sous le joug d’une tyrannie du bonheur…
Il y a une critique pointant une récupération mercantile du bonheur ou son instrumentalisation dans des entreprises, qui affichent une conversion de façade tout en maintenant un système managérial oppressif. Tout ça peut exister bien sûr. Mais il y a aussi une critique qui prétend que le psychologique et le politique sont incompatibles. Dès qu’on aiderait un individu à être plus épanoui et serein, on perdrait un militant. Or mon intime conviction, c’est qu’on fait de meilleurs militants avec des gens équilibrés. Que la psychologie positive ait le vent en poupe et que ça agace, on peut le concevoir. Mais on est très loin d’une dictature qui s’exercerait sur les esprits.
Questionnaire de Proust
Qui est votre premier lecteur?
Le plus souvent, mes patients.
Si vous n’étiez pas devenu médecin…
Moine ou jardinier.
Auriez-vous aimé vous allonger sur le divan de Freud? Une question brûlante pour lui?
Non, la psychanalyse ce n’est pas mon truc, trop narcissique et prise de tête. Mais je lui aurais demandé: «Sigmund, toi qui étais si doué, pourquoi as-tu tant triché sur tes résultats?»
Avez-vous un rêve récurrent?
Comme tous les anxieux, des rêves d’empêchement: j’ai quelque chose d’important à faire, et je n’y arrive pas, pour tout un tas de raisons.
Votre péché mignon (en gastronomie)?
Saucisson et foie gras, hélas (c’est ma culture toulousaine) auxquels je m’efforce de renoncer désormais.
Le livre que vous offrez sans compter?
«Prisonnier au berceau», de Christian Bobin.
Un lieu de ressourcement inépuisable?
Les Pyrénées.
Ce que vous pardonnez le plus facilement?
Je pardonne tout, sauf le mensonge, la malhonnêteté et la duplicité.
Une cause pour laquelle vous pourriez défiler dans les rues?
L’écologie et les catastrophes environnementales en cours.
Si un jour vous vous retrouvez face à Dieu, qu’aimeriez-vous lui dire?
«S’il te plaît, redescends vite mettre un peu d’ordre, en bas c’est le grand n’importe quoi!»
L’épitaphe de votre choix?
«C’est vraiment bien, la vie: profitez-en!»
Profil
1956: Naissance à Montpellier d’un père marin et d’une mère institutrice.
1999: «L’estime de soi» (Odile Jacob), coécrit avec François Lelord.
2006: «Imparfaits, libres et heureux» (Odile Jacob).
2011: «Méditer, jour après jour» (L’Iconoclaste).
2013: «Secrets de psys» (Ed. Odile Jacob), dirigé par Christophe André.
2016: «Trois amis en quête de sagesse» (L’Iconoclaste), coécrit avec Matthieu Ricard et Alexandre Jollien.
2019: «A nous la liberté!» (L’Iconoclaste et Allary Editions), coécrit avec Matthieu Ricard et Alexandre Jollien.
Les podcasts de ses émissions radiophoniques sur France Culture «3 minutes à méditer» (diffusée en juillet 2016) et «La vie intérieure» (diffusée en juillet 2017) ont été téléchargés respectivement 2,1 millions de fois et 3,5 millions de fois.