Bien acceptées au printemps dernier, les restrictions des libertés individuelles suscitent désormais certaines critiques. Quel impact l’omniprésence du coronavirus dans l’espace médiatique peut-elle avoir sur l’opinion publique? Lassée d’entendre crier au loup, celle-ci baisse-t-elle la garde? Se montre-t-elle plus méfiante envers les «catastrophes» qui n’en finissent plus d’être annoncées? Le Temps a posé la question à Claudine Burton-Jeangros, sociologue et spécialiste des risques sanitaires.

Le Temps: On perçoit une certaine lassitude auprès de la population vis-à-vis des nouvelles mesures. Comment l’observez-vous?

Claudine Burton-Jeangros: Ma lecture est qu’il y a une grande fatigue par rapport à cette situation qui nous occupe beaucoup l’esprit depuis des mois maintenant. En mars, nous étions face à quelque chose de complètement nouveau et qui faisait peur, avec beaucoup de personnes à l’hôpital et beaucoup de décès aussi. De manière générale, les maladies infectieuses font peur. Aujourd’hui, six à sept mois plus tard, on s’est toutefois habitués à vivre avec ce virus et la peur a diminué au sein de la population. Nous avons beaucoup de cas mais beaucoup moins de décès, malgré leur augmentation depuis quelques jours. Depuis le printemps, d’autres préoccupations ont émergé, comme les contraintes des mesures sanitaires sur nos vies, les pertes importantes pour de nombreuses personnes en termes de revenus, de sécurité face à l’avenir aussi.

La peur de ces contraintes sur nos vies est-elle désormais plus forte que celle du virus?

Oui, c’est une évolution du poids relatif de différents risques. Aujourd’hui, l’expérience vient jouer un rôle. Nous savons ce que c’est d’arrêter de travailler, de rester à la maison. Nous avons vécu ces contraintes et incertitudes, nous en avons une image précise. C’est une autre pondération des risques. Du point de vue de beaucoup de gens, il est plus important de maintenir des conditions de vie stables et une sécurité par rapport à l’avenir que d’éviter la contamination par le virus.

Lire à ce propos: «Après l’urgence vient le temps de la méfiance»

Est-il possible de dresser le portrait de cette réserve?

C’est un paysage très varié. Il y a d’un côté des positions très ancrées contre ces mesures qui viennent de théories complotistes, mais elles sont portées par une toute petite minorité de la population, même si les gens les entendent. Il y a aussi beaucoup d’interrogations, de doutes dans une partie importante de la population. Il n’est pas facile d’exprimer ses doutes parce qu’on a l’impression d’aller à l’encontre des autorités et des connaissances scientifiques, mais les changements de recommandations interpellent et donnent l’impression que l’on navigue à vue. Tout cela crée des questionnements légitimes dans un contexte incertain.

Y a-t-il quelque chose à améliorer dans la communication des autorités?

Les voix sont contrastées entre les experts et les médecins qui rappellent l’importance de freiner le virus, et les enjeux économiques, sociaux et de santé mentale qui font valoir les dégâts que pourraient produire de nouvelles restrictions. Donc les autorités ont du mal à naviguer pour ménager les intérêts multiples. Ce qui est nouveau, c'est que les gens se sont rendu compte qu’on pouvait cohabiter avec le virus pendant l’été. Nous faisons déjà beaucoup d’efforts, il faut le rappeler. Constater que ça ne suffit pas alimente une certaine frustration. Mais la communication doit surtout rester transparente, en soulignant les difficultés associées à la bonne gestion de la pandémie.

Lire également: «Covid-19, la crise qui a rendu les gouvernants modestes»

Les autorités en appellent à la responsabilité individuelle. Est-ce un risque face à une crise collective?

Cela fait écho à l’individualisme très fort de notre société, où chacun fait ses choix et s’estime capable de prendre les bonnes décisions en ce qui le concerne. C’est un enjeu important. Ici les comportements n’engagent pas que soi, mais aussi nos proches. On doit penser en termes de responsabilité collective. C’est un message qui n’est pas assez porté encore; réfléchir en termes de protection des autres et pas en tant que «moi citoyen informé». L’OMS nous mettait en garde face à «l’infodémie», et les journalistes y contribuent aussi en donnant des avis contrastés. Cela a pour conséquence que certains choisissent la position qui leur convient le mieux, et, parfois, cette position alimente la résistance aux autorités.

Le besoin du traçage pour gérer la contamination est perçu comme une intrusion dans la vie privée. Est-ce que cela dessert la lutte contre le coronavirus?

On a beaucoup entendu cette discussion autour des données personnelles, liée à l’application SwissCovid. Mais il y a selon moi une forme d’ambivalence dans la mesure où les gens laissent partout beaucoup de données sans s’en préoccuper. Il y a parfois de la mauvaise foi concernant la mise en avant de cet argument-là. Avec les outils connectés, et en dehors de l’apparition du covid, il y a un mythe de l’individu protégé qu’il faut relativiser. En ce qui concerne les nouvelles recommandations relatives à la sphère privée, là l’Etat avance sur un terrain plus délicat car il n’y intervient pas habituellement. Cela va crisper, effectivement. En même temps, au regard des lieux où se font les infections, cela a un sens. Il faut intervenir là où se font les contaminations plutôt que d’appliquer un confinement généralisé.

Il faut rappeler que beaucoup de gens suivent les recommandations, ne sont pas hésitants, comprennent les enjeux. Finalement, d’eux on parle peu. On les oublie, en raison d’un effet grossissant sur les contestations.