«Pendant longtemps, on ne demandait pas à un homme (et encore moins à une femme), à quelques exceptions près, d’être doué d’un esprit particulièrement profond, mais, selon les classes et les époques, d’être bien né, riche, pieux, courageux, travailleur ou docile», écrit Pierre Ménard dans son livre Comment paraître intelligent (Ed. Cherche midi). Plus encore qu’un luxe, l’intelligence pouvait même être un vice. L’être qui en est doué, par sa promptitude à tout remettre en question, constitue une menace pour toute société dont le fondement est la tradition plutôt que le changement.

La femme qui en savait trop

En témoigne l’exemple d’Adam et Eve. «La femme vit que l’arbre était […] précieux pour ouvrir l’intelligence; elle prit de son fruit, et en mangea», lit-on dans la Genèse. S’ensuit le bannissement éternel du Paradis. A noter que le serpent est décrit comme le plus rusé de tous les animaux des champs. «Or, être rusé, c’est avoir de la ruse, c’est-à-dire tromper, manipuler, être fourbe, poursuit Pierre Ménard. C’est dire si l’intelligence est souvent plus du côté du diable que de celui de l’ange.»

Quant à la connaissance «excessive», elle a aussi longtemps été condamnable. De nombreux contes et récits mettent d’ailleurs en garde contre ce fléau. Ainsi, dans l’allégorie de la caverne de Platon, la recherche de la connaissance s’apparente à une véritable randonnée mortelle. Le personnage mis en scène – l’homme qui parvient à marcher librement et à orienter son regard vers ce qu’il n’avait jamais vu, soit vers la sortie de la grotte jusqu’alors dans son dos – subit aussitôt la violence du groupe qui l’entoure.

«L’homme qui connaît est une menace pour ses congénères.» Cette menace conduit à «la disparition inéluctable» de celui qui se révèle «incapable de transmettre son savoir», mais aussi «à la préservation de l’ignorance, fondement et garantie d’une certaine forme de paix ou, tout au moins, de confort social», explique le normalien Lionel Naccache, auteur de Perdons-nous connaissance? De la mythologie à la neurologie (Ed. Odile Jacob).

D’ailleurs, en 213 av. J.-C., en Chine, l’intelligence fut décrétée ennemie numéro un de l’Etat. Selon un édit de Qin Shi Huang, l’empereur fondateur de la dynastie du même nom, les livres étaient considérés comme des objets terroristes. Lire un livre revenait donc à porter atteinte à la sûreté de l’Etat.

Méritocratie et libéralisme

Qu’en est-il aujourd’hui? La situation inverse prédomine, et il existe une véritable discrimination à l’encontre des simples d’esprit, assure Pierre Ménard. «Mêlant méritocratie et libéralisme, la société est devenue une gigantesque machine à classer, soumettant ses sujets à un tri permanent, de la crèche à la maison de retraite. La conséquence est que l’intelligence est passée de luxe à nécessité. Les Spartiates nous horrifiaient par leur cruel eugénisme consistant à se débarrasser des enfants les plus faibles. Le problème n’a fait que se décaler, si bien que les étudiants de Harvard et de Yale vendent leurs gamètes à prix d’or à des parents désireux d’avoir des enfants brillants.»

S’agissant de la connaissance, Lionel Naccache ajoute qu’il est devenu difficile pour nous, citoyens éclairés des démocraties de l’ère numérique, de trouver le moindre sens à un tel péril. «Exception faite du discours qui vise les possibles conséquences apocalyptiques de certaines découvertes scientifico-techniques (l’arme atomique, la manipulation du génome, etc.), nous ne sommes plus prêts à admettre l’existence d’une menace que nous encourrions à exercer notre faculté à connaître.»

A ceci près: lorsque la connaissance est détenue par une femme, elle véhicule toujours des dangers. Ainsi, à l’instar de Minerve, déesse de la sagesse et de l’intelligence, les femmes qui cumulent les savoirs intellectuels sont encore condamnées au célibat. Le sociologue François de Singly rappelle d’ailleurs que la «dot scolaire» entraîne les femmes «plus riches en capital social et culturel» à vivre plus souvent seules que les autres femmes.

Un investissement genré de la réussite

Détail intéressant: les demandes d’évaluation du potentiel intellectuel concernent, dans 70 à 80% des cas, exclusivement des garçons. «Ce qui confirme que ceux-ci, plus que les filles, sont toujours pris dans des enjeux sociaux de performance. Il y a clairement un investissement genré de la réussite», déplore Pascal Roman, psychologue à l’Université de Lausanne. Pourtant, le fait d’avoir un enfant avec une bonne intelligence, sans qu’il soit forcément à haut potentiel intellectuel (HPI), est déjà une chance. «Pas besoin d’avoir un QI au-dessus de 130 pour réussir sa vie!»

Le professeur émérite en psychologie Francis Danvers soutient la même idée. «Le QI ne permet pas de prédire la réussite sociale et professionnelle, pas plus que la richesse. On peut être très intelligent et avoir des difficultés financières.» A cet égard, le Dr Kyung-Hee Kim, professeure à la William & Mary School of Education de Williamsburg (Virginie), a démontré que la corrélation entre tests de créativité et QI était minime. Ainsi, même si l’on affûte ses aptitudes mesurées par le QI (la mémoire, le raisonnement), on ne sera pas forcément capable d’innovation.

S’orienter avec succès dans l’existence implique en conséquence la mobilisation de plusieurs formes d’intelligence, cette dernière ne pouvant se réduire à la seule prise en compte des capacités verbo-linguistiques et logico-mathématiques. Il y a aussi l’intelligence musico-rythmique et l’intelligence corporelle-kinesthésique, qui concerne l’habileté manuelle. Mais encore? L’intelligence interpersonnelle (capacité relationnelle) et l’intelligence intrapersonnelle (capacité d’introspection), qui forment ensemble l’émotionnelle. Autant de formes qui permettent d’appréhender le potentiel humain.

Emmanuel Kant prétendait également que «l’on mesure (aussi) l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter».