Santé
Le week-end de la Toussaint, on réfléchit à la mort. A celle qu’on subit, inéluctable, et à celle qu’on peut éviter. Donner ses organes une fois décédé est un geste simple qui sauve des vies. Guy-Daniel Baillie raconte comment il est passé de celui qui était prêt à donner à celui qui espère recevoir

C’est une nouvelle qui n’a pas fait grand bruit et pourtant elle compte beaucoup pour les quelque 1500 personnes qui, en Suisse, attendent un organe. En septembre dernier, le Conseil des Etats a suivi le Conseil national et approuvé la notion de consentement présumé en matière de don d’organes. Cette option, également défendue par le Conseil fédéral, est simple: sans précision particulière, les organes valides de toute personne décédée seront prélevés et donnés.
Jusque-là, il fallait le consentement explicite de la personne, avant son décès, forcément, pour procéder au prélèvement. Or, si 80% des habitants de Suisse se montrent favorables au principe, comme en témoignent les sondages, seules 120 000 personnes sont de fait inscrites au Registre national du don d’organes, regrette Swisstransplant. Et, «quand, au chevet de l’hôpital, les proches doivent prendre une décision, ils rejettent le prélèvement dans plus de cinq cas sur dix, passant souvent à côté de la volonté du défunt», ajoute la fondation. L’an dernier, en Suisse, 72 personnes sont mortes faute d’avoir reçu l’organe dont elles avaient besoin.
L’avis du défunt prime sur celui des proches
Avec le consentement présumé, le prélèvement sera donc facilité. Mais pas complètement automatique. Si la personne décédée a déclaré son intention de donner ses organes, son avis prime sur celui des proches, tel que le déclare la «loi fédérale sur la transplantation d’organes, de tissus et de cellules» (art. 8, alinéa 5). En revanche, si le défunt ne s’est pas inscrit au préalable, le consentement présumé pourra être combattu par la famille, si elle a le sentiment que le disparu n’aurait pas souhaité ce don…
«Voilà pourquoi on doit continuer à se mobiliser pour que les gens rejoignent le registre national de Swisstransplant et en parlent à leurs proches», répète avec force Guy-Daniel Baillie, Britanno-Suisse âgé de 55 ans qui vit à Lausanne depuis ses 14 ans. «Il ne faut pas attendre l’accident de la route et que la famille soit désemparée autour du disparu. Comment, en effet, dans ces circonstances déjà très dures, dire oui à un prélèvement? C’est comme une deuxième blessure. Alors que si la personne a rejoint le registre, elle enlève un poids certain des épaules de son conjoint, de ses enfants, etc.»
Le soir où le cœur s’est arrêté
Guy-Daniel, ex-employé dans l’import-export, sait de quoi il parle. Alors qu’il a pris sa carte de donneur en 2003, une évidence pour lui, et qu’il était en bonne santé, «jamais malade, ou alors une petite grippe», son cœur s’est brusquement arrêté le soir du 12 juillet 2019.
«Je faisais beaucoup de voile. Ce vendredi soir, je suis parti sur le lac, à Vidy, pour relever des bouées de marquage avec Luc, un ami. En rentrant au port, je lui ai dit que je me sentais mal et droit derrière je me suis effondré au fond du bateau. Arrêt cardio-respiratoire massif. Ma chance? La fille de cet ami avait subi un accident cardiaque et, du coup, Luc connaissait les gestes qui sauvent. Je lui dois la vie. Il a réussi, j’ignore comment, à me prodiguer un massage cardiaque tout en garant le bateau et en appelant une ambulance. La centrale des urgences a donné des instructions et une cadence par téléphone, puis les ambulanciers l’ont relevé au massage.»
Etre donneur lui a sauvé la vie
Défibrillation, injection d’adrénaline, rien n’y a fait. Une oxygénation extracorporelle ECMO est posée en parallèle – il s’agit de sortir le sang du corps du patient, de le décharger de son dioxyde de carbone grâce à une membrane et de le renvoyer oxygéné au cœur. Et ce n’est que 63 minutes après s’être arrêté que le cœur du quinquagénaire repart timidement au CHUV.
Guy-Daniel en est convaincu: une suite de coïncidences et de circonstances heureuses lui a sauvé la vie. L’intervention immédiate de son ami, sa carte de donneur d’organes qu’il avait sur lui, le fait qu’il soit donneur universel avec un groupe sanguin rare, 0 négatif (6% de la population seulement), et, une fois arrivé en milieu hospitalier, le fait que les protocoles exigent un deuxième avis.
Au réveil, 35% de capacité cardiaque
«Ce qui est troublant, poursuit-il, c’est qu’au CHUV, comme dans tous les hôpitaux, il y a deux équipes aux soins intensifs. Celle qui se bat pour votre survie et celle qui, aussi nécessaire et légitime, est prête à prélever des organes en cas de décès du patient. A cet égard, j’aimerais remercier toutes les personnes qui ont participé de près ou de loin à ma réanimation, tellement j’aime la vie!»
Guy-Daniel traverse ensuite un coma naturel d’une semaine, prolongé de deux semaines de coma induit, afin de donner le temps nécessaire à son corps de récupérer. Il a quatre côtes fracturées par les massages intensifs et souffre de divers traumatismes.
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Lorsqu’il est réveillé de son coma, son cœur fonctionne à 35% de ses capacités. «Je ne pouvais pas faire dix pas sans m’essouffler.» Sans avoir subi de dommages cérébraux irréversibles, ses facultés mentales sont aussi diminuées. «J’ai dû réapprendre à marcher, parler et écrire. Ma mémoire aussi était très impactée. Encore aujourd’hui, je peux répéter trois fois la même chose dans une conversation sans m’en rendre compte.»
Deux ans avec un cœur portatif
Parce que ses capacités cardiaques sont très faibles, Guy-Daniel est, depuis le 10 octobre 2019, assisté d’un LVAD, une pompe greffée directement sur son cœur et reliée par câble percutané à un petit ordinateur ainsi qu’à des batteries qu’il porte dans un sac qui ne le quitte jamais. Le soir venu, il recharge les batteries et se branche via un adaptateur, directement au secteur.
Il est aussi veillé par un défibrillateur logé dans l’épaule gauche. «Si le cœur s’arrête, le défibrillateur envoie un choc. Il y a trois semaines, j’ai fait une attaque. C’est comme si j’avais reçu un coup de couteau. Je croyais m’être de nouveau brisé une côte, tellement ça faisait mal.»
Pendant le coma, j’entendais tout
Guy-Daniel soupire, puis sourit: «J’aimerais dire mon admiration aux professeurs Hullin et Kirsch du CHUV. Après l’installation de la pompe, qui n’est pas une opération anodine, ils sont venus me saluer. Ça m’a fait énormément plaisir et drôle en même temps de réaliser que je serrais la même main qui avait tenu mon cœur, quelques jours auparavant.»
Et les trois semaines de coma, en a-t-il des souvenirs? «Oh oui. Chaque matin, un médecin passait et disait: «Celui-là, il est raide» en tapotant sur le bord du lit sans réaliser que je l’entendais. C’est un peu grâce à lui que j’ai tenu, car je ne voulais surtout pas lui donner raison! J’ai aussi entendu que quelqu’un est décédé à côté de moi. Je me souviens distinctement du signal de fin, le fameux biiiiiiiip des machines. J’avais terriblement chaud et soif, et j’apercevais parfois du coin de l’œil des gouttelettes sur un tube que je rêvais de boire, mais impossible de bouger. J’étais intubé et tellement entravé de fils, de cathéters et de câbles que j’ai développé une claustrophobie. Je ne supporte plus les lieux étriqués.»
Les critères de la transplantation
Depuis le 21 octobre 2019, Guy-Daniel est inscrit sur la liste de greffes de Swisstransplant. Un privilège, car il faut réunir beaucoup de conditions pour y figurer. Des algorithmes complexes déterminent le receveur en fonction de paramètres multiples dont l’âge, la corpulence, le poids, le groupe sanguin et l’endroit où il vit puisque la distance maximale ne doit pas excéder quatre heures de trajet. Ces algorithmes proposent une poignée de personnes, puis, au final, une équipe de médecins délibère.
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«Je figure sur la liste, car mon cas est grave et aussi parce que j’ai moins de 65 ans. Je suis tenu à un régime strict. Je mange essentiellement des fruits, des légumes et des protéines. Très peu de matières grasses, pas de sel et très peu de sucre. Ensuite, je marche 6 kilomètres, quatre fois par semaine. Je m’amuse aussi à vélo! Comme je suis aidé par la pompe du LVAD, une fois mes muscles rechargés en oxygène, je peux repartir aussi vite que lorsque je me suis arrêté. Par ailleurs, je n’ai pas le droit de quitter la Suisse, un appel peut arriver à n’importe quel moment.»
Ma vie dépend de la mort de quelqu’un
Sait-il combien de temps il devra encore attendre son nouveau cœur? «Vu que je suis sur la liste depuis deux ans, je dois approcher le haut du tableau, mais pendant le confinement, il y a eu moins de sorties, donc moins de transplantations… C’est terrible de penser que je dépends du décès de quelqu’un pour pouvoir vivre! Pour m’apaiser, je me dis que c’est comme moi, avant mon accident. C’est exactement ce que la personne voulait. Faire don d’un organe pour que la vie perdure.»
Et la provenance? Saura-t-il à qui il doit ce nouvel organe? «Non, contrairement aux Etats-Unis, la Suisse ne divulgue pas l’identité des donneurs, ni des receveurs. J’ai lu une histoire qui s’est déroulée justement aux Etats-Unis, où le cœur d’une jeune fille blanche a été greffé avec succès à un patient noir. Le père de la jeune fille a tenu à traverser le pays à vélo pour rencontrer le receveur. Il voulait sentir battre une dernière fois le cœur de sa fille en serrant dans les bras le jeune homme qui en avait bénéficié. La rencontre s’est bien passée, mais cela aurait très bien pu mal tourner avec les émotions en jeu. En Suisse, on est juste autorisé à écrire une lettre de remerciement qui est transmise à la famille. Je trouve cette sobriété très bien.»
Gare au stress toxique
Au fond, pourquoi le cœur de Guy-Daniel a-t-il lâché, alors que le quinquagénaire a toujours été très sportif? «C’est sans doute lié au stress émotionnel du chômage et à l’anxiété. Quand c’est arrivé, ça faisait presque dix ans que j’enchaînais des périodes sans emploi ou des missions temporaires peu valorisantes. Le milieu de l’import-export est très dur. L’ironie, c’est que j’avais retrouvé un job en CDI la semaine avant que mon cœur s’arrête. Depuis, j’ai entamé des démarches pour bénéficier de l’assurance invalidité, car, compte tenu de la rééducation après la transplantation, je ne suis pas près de retravailler comme avant.»
Enfin, lui qui est ambassadeur de Swisstransplant, comprend-il pourquoi les Suisses, très favorables à la transplantation sur le papier, peinent à s’inscrire au Registre national du don d’organes? «Il y a plusieurs facteurs. La paresse ou l’idée que rien ne presse. La crainte, fausse, selon laquelle on doit donner beaucoup de renseignements personnels, alors que Swisstransplant, c’est juste une signature. Peut-être aussi une forme de retenue à l’idée de «servir de vulgaire pièce de rechange»? Ou des aspects religieux… Mais je trouve que tout ça ne tient pas devant l’immense et belle opportunité de pouvoir, à travers sa mort, aider son prochain. Pour moi, ça coule de source.»
Infos et inscriptions sur Swisstransplant.org